L'édito de Philippe Bailly

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L’émergence de la mesure de la performance des programmes en SVoD

La question de la mesure de l’audience sur les services de SVoD est posée depuis l’origine. Les données de consommation, propriétés exclusives et stratégiques des géants du streaming ne sont pas partagées. Le modèle économique de l’abonnement initié par Netflix rend inutile de recourir à une mesure traditionnelle, clé de voute de tous les concurrents obligés de commercialiser un inventaire publicitaire. Surtout, ces informations confidentielles permettent aux nouveaux diffuseurs OTT de maintenir les ayants-droit partenaires dans une totale dépendance lors des négociations commerciales. Les enjeux sont donc majeurs pour l’industrie des contenus qui cherche désespérément des palliatifs et des alternatives.

La connaissance de la performance réelle des différents programmes sur les services de vidéo à la demande par abonnement est de plus en plus cruciale étant donné la progression extraordinaire de la consommation sur ces services d’une part et l’importance croissante de cette nouvelle fenêtre d’exploitation dans les revenus des studios et des ayants-droit d’autre part. L’industrie tout entière, déjà mécontente des retards pris par les grands acteurs de la mesure de l’audience pour s’adapter aux nouveaux usages, délinéarisés et multi-écrans, presse ces derniers de proposer de nouvelles solutions. Il est donc logique de voir Nielsen aux Etats-Unis de même que ses principaux concurrents un peu partout dans le monde, lancer progressivement de nouveaux produits dédiés ou incluant la SVoD. Mais faute de pouvoir accéder à la donnée de base, les solutions sont dans tous les cas incomplètes et les instituts traditionnels doivent faire face à de nouveaux entrants abordant la problématique de la performance de manière complémentaire. Le marché évolue rapidement et se complexifie à mesure qu’apparaissent de nouveaux services et de nouveaux supports de consommation. Finalement, la problématique de la SVoD se trouve progressivement diluée dans la question plus globale de la nouvelle mesure de l’audience OTT. Malgré ces difficultés, une première segmentation des acteurs et de leurs méthodologies permet de suivre les évolutions en cours.

• L’intégration progressive et parcellaire de la SVoD dans les mesures standard de l’audience

Les projets de Nielsen pour mesurer l’audience des programmes en SVoD, notamment sur les services Netflix et Amazon Prime Video, en totale indépendance et sans avoir besoin d’obtenir le consentement de ces derniers, sont connus depuis la fin de l’année 2014 et un article du Wall Street Journal faisant l’effet d’une bombe. Depuis cette date, le projet a lentement pris corps, devenant finalement une des briques de la nouvelle solution de mesure globale de Nielsen, baptisée « Total Audience Measurement » en gestation depuis 2013 et qui reste toujours imparfaitement déployée aujourd’hui. La solution de Nielsen possède de nombreuses limites. Elle repose sur un partenariat avec les studios et ayants-droit volontaires qui acceptent d’ajouter un tatouage numérique sonore (« audio watermarking ») sur certains de leurs programmes. La consommation des programmes ainsi tatoués est ensuite mesurée au sein du panel Nielsen (récemment passé à 40 000 foyers), équipé du traditionnel audimètre. Mais la technologie ne fonctionne toujours pas sur les terminaux mobiles (smartphones et tablettes) qui représentent pourtant une part significative de la consommation globale. Et reste limitée au territoire américain.
Le principal écueil réside dans le périmètre même de ce que Nielsen est capable de mesurer. Un périmètre limité à certains programmes de certains partenaires. Autrement dit, si la solution de Nielsen permet à un studio de comparer les performances de ses programmes sur Netflix par rapport à d’autres plates-formes de diffusion, elle ne permet pas d’évaluer la qualité de ces performances par rapport à d’autres programmes concurrents, disponibles sur la même plate-forme. Outre l’absence des terminaux mobiles, pour que le système puisse devenir une référence et un standard de marché au même titre que la mesure officielle de l’audience linéaire, il faudrait mutualiser l’ensemble des résultats qui ne sont aujourd’hui communiqués qu’au cas par cas à chaque studio. Un scénario fort peu probable puisqu’une part importante de la consommation en SVoD concerne les productions originales ou exclusives acquises par les services eux-mêmes. Or Netflix ou Amazon n’ont aucun intérêt ni bénéfice à mutualiser des données dont ils sont déjà les seuls propriétaires.

La solution de Nielsen reste donc très limitée avec un intérêt précis pour les seuls ayants-droit cherchant à estimer leur audience numérique en dehors de l’univers mobile et sur un contenu précis distribué en SVoD sur le territoire américain exclusivement. Pour autant, elle présente l’avantage de capitaliser sur les expertises et les méthodologies de l’institut, élevant ainsi de fortes barrières à l’entrée liées à la combinaison unique de technologies innovantes avec un large panel dont la qualité fait référence. Une nécessité pour résister aux acteurs qui tentent de pénétrer ce marché en se contentant de l’analyse des données de consommation sur un ou plusieurs terminaux de streaming, avec qui des partenariats ont pu être noués ou à l’inverse en tentant de comprendre la consommation en SVoD uniquement grâce à des études quantitatives, plus ou moins denses, mais toujours basées sur du déclaratif. Nielsen ouvre ainsi la voie aux autres grands instituts, comScore Rentrak (« Connected Home »), Kantar Media (« Total TV and Video Rating »), Médiamétrie (« TV/Vidéo 4 écrans »)… qui tous travaillent sur la nouvelle mesure de l’audience hybride permettant d’agréger télévision linéaire et vidéo à la demande, à domicile et à l’extérieur et qui seront inévitablement confrontés à la question de la SVoD.

• Symphonie, une solution alternative mais imparfaite pour répondre aux besoins du marché

Mais malgré ces fortes barrières à l’entrée, la disruption n’est pas exclue. De nouveaux entrants adoptent en effet les méthodologies des instituts traditionnels mais en les adaptant aux problématiques spécifiques de la mesure de l’audience OTT et de la performance des programmes en SVoD. Leur objectif n’est pas tant d’englober le streaming dans une mesure globale mais de se concentrer sur les spécificités du streaming en apportant notamment des solutions à la mesure sur les écrans mobiles ou en se concentrant sur la segmentation du public plus que sur les tranches horaires ou heures de diffusion. L’exemple le plus intéressant est aujourd’hui celui de la société californienne Symphony Advanced Media (Palo Alto, à deux encablures de Netflix), née en 2011 et entièrement financée par un fonds de capital investissement, Symphony Technology Group, fondé par un ancien cadre de… Nielsen. Au lancement, Symphony se contentait de vendre aux agences medias et aux régies publicitaires des études de performance de leurs dispositifs cross-media. Mais dès 2014, la société a lancé son projet pilote VideoPulse pour s’intéresser à la consommation des programmes en OTT.

La solution de Symphony est basée sur une double approche, paneliste et technologique. Un panel représentatif de la population américaine, composé de 17 500 personnes et bientôt de 20 000 personnes a été recruté. Ces panélistes sont rémunérés en bons cadeaux pour une valeur mensuelle de 5 à 12$ en fonction du nombre de terminaux qu’ils possèdent. En échange, ils doivent remplir un questionnaire en ligne très complet sur leurs habitudes médiatiques puis accepter d’installer une application « Media Insider » sur leurs terminaux mobiles et/ou leurs ordinateurs. L’application tourne en permanence en arrière-plan et utilise le microphone des appareils, à l’identique de Shazam, pour identifier les programmes que les panelistes sont en train de regarder. Pour ce faire, Symphony Advanced Media compare la signature sonore du programme avec la gigantesque base de données de la société Gracenote (qui vient d’être rachetée par Nielsen à Tribune Media au mois de février 2017) dans laquelle sont compilées les empreintes acoustiques (audio fingerprinting) de l’ensemble des programmes de 210 chaînes de télévision américaines et des contenus disponibles en ligne sur Netflix, Hulu, Amazon et Crackle. La technologie permet notamment l’identification précise de chaque épisode d’une série. De plus, des fonctionnalités de géolocalisation sont embarquées dans l’application, permettant de savoir où se trouve précisément l’utilisateur. La solution de Symphony concerne donc aussi bien les programmes diffusés à la TV que ceux disponibles en SVoD. Les données sont automatiquement collectées et analysées par une plate-forme Cloud, « SymphonyAM Cross Media Cloud ».

Symphony VideoPulse est en mesure de proposer une analyse de l’audience qui échappe aujourd’hui totalement à Nielsen. Outre la consommation de la SVoD sur les terminaux mobiles, la consommation des programmes linéaires est suivie jusqu’à 35 jours après la diffusion, un avantage majeur par rapport au J+7 traditionnel. De plus, la reconnaissance automatique de VideoPulse, basée sur du fingerprinting et non du watermarking ne nécessite aucun travail de tatouage en amont par les différents diffuseurs, un autre avantage important par rapport à la solution de Nielsen.

Pour autant, les faiblesses sont également nombreuses. L’analyse détaillée de la présentation de VideoPulse sur le site de Symphony laisse à penser que la couverture de la SVoD est loin d’être exhaustive : « Non-Live database includes programming from top broadcast, cable and satellite networks, select prior seasons, and top original shows from SVODs » (1). De plus, contrairement à Nielsen, VideoPulse n’est pas capable de mesurer la consommation des publicités. Un véritable frein pour les annonceurs même si Symphony annonce qu’un partenariat avec iSpot, base de données des spots TV diffusés aux Etats-Unis lui permettra de remédier au problème cette année. Ensuite, la qualité du panel est sujette à caution. Même si l’objectif de 20 000 personnes est atteint, le panel resterait deux fois moins important que celui de Nielsen. La représentativité semble également poser problème. Le président de Symphony, Charles Buchwalter le reconnaît à demi-mot dans une interview accordée au site Fast Company au mois de février (2) : « Nous sommes constamment en train d’améliorer le panel. Il s’agit d’une vraie bataille pour recruter certains groupes d’âge. Nous avons plus de milleniums qu’il n’en faut. Mais il est plus difficile d’attirer les plus riches et les personnes de plus de 65 ans ». Enfin et surtout, la fiabilité des données a été mise en cause par certains des premiers utilisateurs de la solution. Celle-ci a en effet été testée dans le cadre d’un programme pilote à partir du mois de septembre 2015 par les groupes NBC, Viacom, Warner Bros. et AMC. Or d’après Alan Wurtzel, responsable de la recherche chez NBC, « la méthodologie n’est pas parfaite. Ils sont loin d’être arrivés au bout et il y a plusieurs difficultés grandissantes ». De la même manière, Ted Sarandos a réagi avec virulence (3) aux chiffres d’audience de Symphony concernant les séries sur Netflix qui ont été communiqués publiquement par NBCU à l’occasion d’une présentation presse en janvier 2016. « Les estimations présentées par NBC ne reflètent pas du tout la réalité de ce que nous pouvons mesurer et dont nous gardons une trace (…) Les audiences des 18-49 ans pour “Jessica Jones”, “Narcos” et “Masters of None” sont remarquablement inexactes (…) J’espère que personne ne paie pour cela ! ».

Si la route est encore longue pour Symphony, les réactions suscitées par sa solution au sein de l’écosystème montrent qu’il est train de s’installer solidement sur le marché de la mesure de l’audience aux Etats-Unis.

• L’émergence de nouveaux outils d’appréciation de la performance des programmes

A côté des solutions concurrentes mais finalement méthodologiquement proches de Nielsen et Symphony, des nouveaux entrants cherchent à pénétrer le marché de la mesure de la performance des programmes en SVoD en proposant des approches très différentes.

Deux solutions se distinguent aujourd’hui, celles proposées par Tru Optik (Etats-Unis, Stamford, Connecticut) et Parrot Analytics (Nouvelle-Zélande avec un bureau américain à Beverly Hills). Les points communs sont importants. Outre une presse abondante qui relaie régulièrement leurs différents classements, les deux sociétés contournent la problématique en mesurant non pas la consommation réelle et effective des programmes mais en tentant de mesurer les attentes du public pour lesdits programmes. L’approche est donc prédictive et dans les deux cas les solutions revendiquent un positionnement Big Data. Les panels ou études déclaratives sont en effet remplacés par l’analyse de nouvelles sources de données, multiples et hétérogènes comme les discussions autour des programmes sur les réseaux sociaux ou les blogs, les commentaires des fans sur les sites spécialisés, l’évolution des notes sur différentes plates-formes et surtout l’analyse des partages de fichiers sur les différents réseaux Peer-to-Peer. Dans les deux cas, les données sont soumises à une analyse algorithmique qui débouche sur un index, le Global Demand Rating chez Parrot Analytics, permettant de classer les programmes les plus attendus et qui suscitent le plus d’intérêt. Avec un avantage, celui d’être capable de décliner les résultats sur de nombreux marchés, plus de 200 pour Parrot contre plus de 150 pour Tru Optik.

L’absence de transparence sur la méthodologie exacte des deux sociétés empêche d’identifier l’importance respective accordée aux différents jeux de données dans les analyses. Mais Parrot Analytics semble intégrer des données beaucoup plus diverses et nombreuses que Tru Optik qui reste essentiellement focalisé sur le Peer-to-Peer et les Torrents, dont il s’est fait une spécialité. En revanche, Parrot propose une gamme de produits moins riche que son concurrent et uniquement centrée sur les performances des contenus proposés en ligne. D’ailleurs ses deux premiers clients sont des groupes médias importants, BBC Worldwide et Infinity, le service de vidéo à la demande par abonnement de l’italien Mediaset. Tru Optik de son côté multiplie en ce moment les partenariats pour diversifier ses activités. L’objectif principal est d’enrichir ses données propriétaires avec celles de partenaires (Cross Pixell qui appartient au groupe LiveRamp, Experian Marketing Services, Media Source Solutions, TargetSmart, V12 Group ou plus récemment Videology ou Kantar Millward Brown) au sein d’une nouvelle plate-forme baptisée OTT Data Cloud, afin de proposer des solutions marketing plus complètes. Le partenariat avec LiveRamp permet ainsi aux clients de ce dernier d’intégrer leurs données CRM pour mieux cibler les consommateurs lors de dispositifs publicitaires sur les téléviseurs connectés. Celui avec Millward Brown vise lui à comprendre comment l’exposition à certaines campagnes OTT se traduit en actes d’achat dans les magasins physiques. On a donc le sentiment que Tru Optik modifie sa stratégie. Son modèle initial basé sur l’analyse des flux P2P pour extrapoler ensuite les résultats et les traduire en données de consommation et d’habitudes médiatiques se transforme vers un portefeuille de différentes solutions de marketing dédiées à l’environnement OTT. Parrot Analytics à l’inverse se concentre sur la SVoD et ses opportunités pour l’industrie des contenus. Et il est en train de réussir à imposer progressivement son Global Demand Rating comme un indice de référence pour mesurer les performances des séries sur les principaux services.

Aucune des solutions disponibles aujourd’hui n’est entièrement satisfaisante. Mais, le positionnement des grands instituts traditionnels et la multiplication des solutions alternatives proposées par de nouveaux entrants, montrent que la question de la mesure de l’audience des services de SVoD et de la performance des différents programmes est de plus en plus centrale. Les pressions exercées par les industries de contenus pour trouver des solutions face au mutisme des services de streaming commencent à déboucher sur des réponses concrètes. Ces réponses sont d’autant plus nécessaires que le succès de Netflix a entraîné la multiplication des services de streaming en OTT dont un nombre croissant proposant un double modèle économique avec de la publicité en plus d’un abonnement mensuel. Les annonceurs ont besoins d’indicateurs de performance et de nouveaux standards sur ce segment de marché. Quand ils finiront par s’imposer, Netflix ou Amazon auront beaucoup de mal à poursuivre leur cavalier seul et à continuer à se tenir à l’écart du reste de l’écosystème. L’exemple de l’industrie musicale montre que la mesure officielle des performances des titres en streaming est devenue un outil indispensable d’appréciation du marché. La mesure a contribué à une forme d’assainissement du marché, préalable nécessaire pour recréer de la valeur à partir des nouveaux usages et des nouveaux modèles économiques. La vidéo à la demande par abonnement n’y échappera pas pour le profit de toute l’industrie de la vidéo.

(1) http://www.symphonyam.com/products/reporting-products/
(2) https://www.fastcompany.com/3067510/can-one-app-revolutionize-tv-ratings-for-the-streaming-binge-watching-era
(3) http://variety.com/2016/digital/news/netflix-ted-sarandos-blasts-ratings-nbc-1201681727/

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