L'édito de Philippe Bailly

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L’Arjel s’interroge sur les dérives des microtransactions dans les jeux vidéo

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Ces dernières années, certains éditeurs de jeux vidéo ont intégré dans leurs produits un système de coffres numériques (dits « loot boxes ») que les joueurs peuvent acheter dans leur boutique en ligne pour obtenir un contenu numérique aléatoire, généré selon une grille de possibilités et de pourcentages déterminés par l’éditeur. Ces contenus peuvent avoir un impact plus ou moins important sur l’expérience utilisateur (augmentation des compétences par exemple). Le développement de cette pratique a récemment conduit l’éditeur d’un jeu de la franchise Star Wars, Electronic Arts, à suspendre les transactions sur ces loot boxes, suite à diverses critiques dans les médias. Abordée par un sénateur dans une question écrite, la polémique se trouve désormais au centre des travaux réalisés actuellement par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), qui s’interroge sur l’approche à adopter face à ces jeux de hasard. Une régulation par l’Arjel signifierait, parmi d’autres obligations contraignantes, une interdiction aux mineurs.

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Une conséquence de la dématérialisation du marché des jeux vidéo

Les impacts de la dématérialisation dans le secteur du jeu vidéo, phénomène particulièrement établi dans l’univers du PC, sont multiples. Certains sont bénéfiques pour les utilisateurs et éditeurs : gain d’espace dans la bibliothèque des joueurs, absence de risque de dégradation physique du matériel, quasi-disparition des frais de transport, meilleure présentation et monétisation d’anciens jeux, baisse du piratage grâce aux systèmes « always online » imposant aux joueurs d’être connectés à internet y compris dans les jeux « solitaires »…

Ces points positifs ne viennent toutefois pas sans leur contrepartie de risques pour l’un et pour l’autre. S’ils sont moins nombreux pour les éditeurs de jeux vidéo, les risques liés à l’hyper concurrence existent. Les distributeurs en situation de quasi-monopole sur leur plateforme (Steam sur PC et naturellement Sony et Microsoft sur leurs consoles propriétaires respectives) sont en mesure de proposer des tarifs attractifs à leurs utilisateurs, souvent bien en-deçà du prix physique. Les éditeurs poussent donc les développeurs à intégrer de nouveaux leviers de monétisation pour rentabiliser leur produit sur la durée.

Avec le développement des réseaux internet fibrés, les pratiques évoluent et permettent des quantités et vitesses de téléchargement plus conséquentes. Les développeurs se sont tout d’abord tournés vers la multiplication des « DLC » (downloadable content), contenus additionnels téléchargeables et le plus souvent payants pour compléter l’expérience du jeu initial. Précurseur des microtransactions, le recours aux DLC a conduit les éditeurs à réserver toujours plus de contenu pour des paquets additionnels payants, très rentables par rapport au temps de développement, au risque d’appauvrir le jeu lui-même. Dès 2012, cette pratique consistait par exemple à vendre des disques physiques sur PC et console entre 60 et 70 euros pièce et à verrouiller une partie du contenu déjà existant derrière des DLC payants, dans une fourchette de prix de 5 à 15 euros.

D’autres ont opté pour des modèles de mises-à-jour gratuites une fois le jeu acheté, mais doivent rentabiliser le temps passé par les développeurs sur ces contenus additionnels (modèle de « games as a service »). Des contenus numériques optionnels, parfois permettant de « mieux jouer », parfois de nature purement « cosmétique », sont vendus aux joueurs dans des boutiques dématérialisées[1]. Les jeux gratuits dits freemium ont massivement adopté ce modèle économique, comptant sur moins de 1 % des utilisateurs pour rentabiliser la production[2].

De nombreux jeux en ligne gratuits, payants ou par abonnement ont adopté un modèle économique basé sur les microtransactions, achats ponctuels réalisés par les joueurs dans les boutiques en ligne des éditeurs. En fournissant leurs coordonnées bancaires, les joueurs convertissent leur argent en monnaie virtuelle et achètent un objet ou une fonctionnalité spécifique avec cette monnaie. Jusqu’ici, cette pratique est largement acceptée par les joueurs. De plus, en Europe, très peu d’éditeurs ont opté pour la vente directe de compétences permettant aux joueurs d’augmenter leurs chances de gagner dans des jeux en ligne (pay to win), pratique répandue en Asie par exemple.

Toutefois, l’apparition de plus en plus systématique de « loot boxes » dans des jeux vidéo à forte puissance commerciale a capté l’attention de régulateurs européens, dont l’Autorité française de régulation des jeux en ligne. Ces objets virtuels, souvent présentés sous la forme de coffres, contiennent des éléments numériques générés aléatoirement à partir d’une grille contrôlée par l’éditeur et peuvent parfois apporter d’importants avantages aux joueurs.

Développement du « pay to win », mêlé au hasard

Le problème a récemment été pointé du doigt par le sénateur M. Jérôme Durain (Socialiste) dans une question écrite adressée au Secrétaire d’Etat au numérique, Mounir Mahjoubi. M. Durain a réagi aux polémiques entourant le « développement de pratiques dites de pay to win (payer pour gagner) » et plus spécifiquement la vente de loot boxes par l’éditeur Electronic Arts (EA) dans le jeu « Star Wars Battlefront II ». Face aux critiques, l’éditeur s’était rétracté et a temporairement bloqué cette fonctionnalité. « Certains observateurs pointent là un rapprochement du monde du jeu vidéo avec les pratiques propres aux jeux d’argent et de hasard », souligne le sénateur dans sa question, ces coffrets permettant aux joueurs de collecter des personnages plus ou moins performants dans ce jeu multijoueur.

Le Président de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel), Charles Coppolani, a répondu au sénateur quelques jours plus tard et confirmé que l’Arjel opérait actuellement un tri entre les différents modèles existants dans l’industrie. Les dérives sont « bien présentes » dans le dernier jeu de la franchise Star Wars, dès lors que « les montants exigés sont importants – environ 2100 dollars d’achats de coffres aléatoires ou 4528 heures de jeu pour accéder à l’intégralité du jeu ». L’Arjel aurait justement identifié trois types de « dérives » du marché liées aux coffres aléatoires :

  • Le fait de rendre des mircrotransactions quasi-obligatoires en plus du prix d’achat inital pour que le joueur puisse progresser dans le jeu, sans qu’il n’en ait été clairement informé au moment de l’achat ;
  • La vente d’un produit totalement aléatoire aux joueurs dans la boutique numérique de l’éditeur, tel que c’est le cas dans certaines grandes franchises actuelles (Fifa Ultimate Team, Battlefront II…) ;
  • Le fait de pouvoir revendre, en monnaie réelle, certains objets ou monnaies numériques obtenus dans le jeu, soit directement par la boutique du jeu, soit sur des sites illicites.

L’Arjel entreprend donc une triple-action, travaillant avec la DGCCRF pour renforcer la protection des consommateurs, avec les autorités de régulation européennes (Belgique[3], Royaume-Uni et Pays-Bas notamment), et oeuvrant à la définition française de la notion de « jeu d’argent ». Sur ce dernier point, la Pan European Game Information (PEGI), en charge du système d’évaluation des jeux et classification par âge selon leur violence ou language, estime que la définition de ce qui relève d’un « pari » incombe aux commissions nationales des jeux de hasard.

Outre-manche, la Gambling Commission a pris position sur cette question fin novembre 2017 et précisé les limites de son action. Elle a tout d’abord rappelé que le Parlement britannique est maître de la définition de ce qui relève ou non du « pari », et que le régulateur se contente de sanctionner les acteurs qui « franchissent la ligne » sans autorisation. La Commission était par exemple à l’initiative de la condamnation des deux admnistrateurs d’un site illicite qui permettait, avec la monnaie réelle des joueurs, d’acheter des « pièces » virtuelles pouvant servir à des paris en ligne, et ensuite à être converties en monnaie virtuelle dans le jeu de football FIFA.

Cependant, l’autorité britannique a concédé que lorsque les contenus numériques obtenus par l’intermédiaire de « loot boxes » sont confinés à une utilisation au sein de l’univers d’un jeu vidéo et ne permettent pas au joueur de les échanger pour une monnaie réelle par la suite, cette activité ne relevait pas de son pouvoir de régulation, mais plutôt de la protection des consommateurs.

Homologation et interdiction aux mineurs en cas de régulation par l’Arjel

En France, si l’autorité admet aussi qu’une « régulation de ce secteur sur le modèle de l’Arjel semble peu envisageable à court terme », une évolution législative pourrait étendre ses pouvoirs afin de couvrir davantage de pratiques jugées dangereuses pour les consommateurs. Plusieurs obligations qui incombent aujourd’hui principalement aux opérateurs de paris hippiques ou sportifs seraient étendues aux éditeurs de jeux vidéo, dont la mention impérative sur leur site Internet et dans leurs publicités d’un message de mise en garde édicté par l’INPES et publié par arrêté du ministre de la santé.

Pour lutter contre l’addiction, les éditeurs devraient informer en permanence les joueurs du numéro public d’appel national d’assistance aux joueurs pathologiques, ainsi que proposer obligatoirement des modérateurs de jeu qui permettraient au joueur de limiter ses mises, limiter les approvisionnements de son compte ou encore de s’auto-exclure du jeu. Les jeux passeraient aussi systématiquement par une phase d’homologation des logiciels par l’Arjel, et ce même pour les jeux gratuits, avec ou sans espérance de gain. Surtout, ils seraient également tenus de mentionner en permanence l’interdiction de jeu faite aux mineurs.

Dans une tribune sur Euractiv la semaine dernière, Bill Wirtz, analyste politique au « Consumer choice centre » (organisation qui se revendique défenderesse des droits des consommateurs), estime qu’il faut éviter de laisser les pouvoirs publics décider du caractère approprié des jeux vidéo pour les enfants, décision qui relève de l’autorité des parents et non du législateur. De plus, selon lui, « à l’heure actuelle, il n’y a aucune preuve d’un lien entre les achats de soi-disant loot boxes et le jeu de hasard dans la vie réelle ».

A l’inverse, l’UFC-Que Choisir estime que « bien que l’obtention d’un gain soit systématique, la teneur de ce gain est aléatoire, ce qui rapproche ces loot boxes des jeux de hasard et des loteries, au regard de la définition mentionnée dans le code de la sécurité intérieure ». L’article L322-2 du code de la sécurité intérieure qualifie en effet de loteries « les ventes de meubles ou de marchandises effectuées par la voie du sort, ou auxquelles ont été réunies des primes ou autres bénéfices dus, même partiellement, au hasard », y compris lorsque « le fonctionnement repose sur le savoir-faire du joueur ». Reste à savoir si les biens numériques vendus par les éditeurs de jeux vidéo entrent dans cette définition.

[1] Voir par exemple le jeu Overwatch de Blizzard Entertainment, qui propose des « loot box » payantes pour des produits purement cosmétiques

[2] Less than 1% of users are keeping the entire mobile game industry afloat, The Next Web  – 23 mars 2016

[3] En Belgique, la Commission des jeux de hasard enquête actuellement sur Battlefront II et Overwatch

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