L'édito de Philippe Bailly

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Entre opérateurs globaux et telcos : Médias au bord de l’écartèlement ?

« Content is king » ? Les contenus sont de plus en plus indispensables en tout cas aux maillons forts de la donne numérique : maillons forts mondiaux, les GAFA, et maillons forts régionaux, les telcos. Au point de vouloirs les contrôler en direct et au risque pour les médias de s’y trouver squeezés

La puissance financière en constitue la raison la plus évidente. En bourse, Google et Facebook valent respectivement 600 et 400 Mds€, Orange et SFR 40 et 14 Mds€, TF1 et M6 autour de 2,5 Mds€…

La seconde tient à l’environnement technologique : les premiers avec leurs plateformes, leurs systèmes d’exploitation et/ou leur devices , les seconds via la gestion des infrastructures et des abonnements, s’assurent un lien privilégié avec le consommateur final, la connaissance en temps réel de ses usages, la possibilité le cas échéant de le facturer. Quand les médias ont construit leur développement sur la puissance du haut-parleur que constituent leurs audiences, le monde numérique exige la maîtrise de la relation individuelle. On comprend dans ces conditions le mouvement quasi général… mais tardif des éditeurs vers les systèmes de log in

La troisième réflexion sonne comme un paradoxe : plus les réseaux sont ouverts, donnant accès à une hyper profusion de contenus publiés dans le monde entier et permettant de les consulter en naviguant, indifféremment, sur l’ensemble de ses écrans, plus l’exclusivité prend de la valeur, contribue à créer de la « préférence de destination » et/ou de marque entre les différentes plateformes, permet (ou devrait permettre) aux opérateurs d’éviter la seule concurrence par les prix et la quantité de données offerte. La compétition s’est d’abord portée sur des chaînes ou services packagés. Le passage en distribution exclusive des chaînes thématiques du groupe Canal+, ou les accords passés par SFR avec Discovery et NBC Universal en sont, en France, quelques illustrations récentes.

Mais elle tend de plus en plus à se déplacer vers l’amont. Préachat et/ou mise en production de films ou de séries en sont une composante : ces dernières semaines, SFR a inondé les murs d’affiches de promotion pour son premier Original, Riviera ; en même temps qu’il commentait l’extension du deal entre HBO et sa filiale OCS, Stéphane Richard a annoncé qu’Orange Studio allait étendre aux séries son activité historiquement centrée sur le cinéma ; Telefonica a dévoilé un plan d’investissement dans la production de 100 M€ par an, rapportait récemment le Flash NPA. Et avec Vital signs, Apple s’est lancé à son tour dans le développement de contenus originaux…

La bataille pour les droits sportifs est plus spectaculaire encore : l’entrée sur le marché de BT, Telefonica, Deutsche Telekom, Telecom Italia, Vodafone, Orange (en Espagne)… et bien sur Altice / SFR a déjà exercé ses effets sur les droits du football : l’augmentation a été de 54% lors des dernières attributions des quatre grands championnats nationaux européens autres que français (Allemagne, Angleterre, Espagne, Italie), et SFR a fait bondir de 130% la valeur des compétitions européennes en France (Champions League et Europa League). Ces multiplicateurs, s’ils s’appliquaient aux prochaines enchères, porteraient la valeur de la Ligue 1 dans une fourchette comprise entre 1,2 et 1,7 Mds€.

« Les médias ne peuvent plus suivre. Le sport devient une affaire de telcos », commentait le président du Directoire du groupe M6 Nicolas de Tavernost lors du dernier colloque NPA / Le Figaro. L’affirmation répétée de Stéphane Richard qu’Orange est prêt à apporter son soutien à Canal+ lors du prochain round de la Ligue 1, face aux ambitions prêtées à SFR de continuer à étendre son line-up, prend tout son sens au regard de cette réflexion. Et la présence de plus en plus marquée des plateformes mondiales – Facebook et Amazon particulièrement – dans les appels d’offres lui donne une résonance encore plus grande.

La lutte apparaît d’autant plus déséquilibrée que tous les acteurs ne jouent pas la même partie : quand les médias doivent trouver un retour direct – en publicité ou en vente d’abonnements à leurs chaînes – pour les investissements qu’ils réalisent dans les contenus, ces nouveaux enchérisseurs les intègrent à un mix global combinant acquisition de nouveaux clients, fidélisation de la base existante, substitution à une partie de leurs dépenses de marketing… ou encore optimisation fiscale. Citant une note de JP Morgan Cazenove, Le Monde de ce mardi 20 juin estime que SFR Presse permettrait au groupe Altice de réaliser une économie nette comprise entre 180 et 330 M€ par an en jouant entre les différents taux de TVA en vigueur.

La dernière observation tient à la donne législative et réglementaire. On a déjà eu l’occasion de souligner le caractère complexe et malthusien du cadre national. S’agissant au moins des règles applicables à la diffusion de publicité, il semble que le nouveau gouvernement veuille lancer rapidement la réflexion sur son assouplissement, et au premier chef celui du décret de mars 1992 qui détermine les « secteurs interdits », interdit le développement de la publicité adressée… C’est une bonne nouvelle.

L’horizon est plus sombre côté européen : parce qu’ils sont encore plus dépendants des moyens indirects de suivi des usages – les cookies notamment – les médias risquent d’être les premières victimes de l’entrée en vigueur du Règlement Général sur les Données Personnelles (RGPD) ; surtout, l’ensemble des chantiers conduits par la Commission pour la réalisation du Marché Unique Numérique – dès 2019 en principe – donnera plus de poids encore aux acteurs présents sur l’ensemble du continent.