L'édito de Philippe Bailly

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Les principaux enseignements de l’introduction en bourse de Roku

Roku a réussi fin septembre son introduction en bourse. Après une première semaine de hausse continue sur le Nasdaq, sa valorisation se stabilise aujourd’hui autour de 2 milliards de dollars, au-dessus des objectifs initiaux de 1,3 milliard. Les marchés reconnaissent donc à Roku sa place de leader et de principale plateforme de streaming aux Etats-Unis. En apparence tous les signaux sont au vert : croissance rapide de la base d’utilisateurs, multiplication des partenariats avec les éditeurs de contenus, accords de licences avec des diffuseurs tiers. Dans un environnement global particulièrement favorable à l’OTT, Roku semble donc en situation favorable. Pour autant, la lecture du rapport d’introduction laisse entrevoir un modèle économique particulièrement précaire alors que la concurrence n’a jamais été aussi forte.

• Accélérer la transformation d’un modèle centré sur le Hardware vers une plateforme de distribution de contenus

Au 30 juin 2017, Roku comptabilisait 15,1 millions d’utilisateurs actifs. Le parc est en croissance rapide et continue avec un gain de 1,7 millions d’utilisateurs en six mois. Le nombre d’utilisateurs actifs a plus que doublé en deux ans seulement (7,2 M d’utilisateurs à la fin du premier semestre 2015). Les utilisateurs de Roku ont consommé sur les six premiers mois de l’année l’équivalent de 6,7 milliards d’heures de streaming sur la plateforme, soit une croissance de 62% en un an. Chaque utilisateur consomme en moyenne 2h45 de contenus en streaming chaque jour. D’après une récente étude du cabinet Parks Associates, Roku accentue ainsi sa place de leader et représente désormais 37% du marché des terminaux de streaming aux Etats-Unis, loin devant les déclinaisons du Fire TV d’Amazon (24%) du Chromecast de Google (18%) ou de l’Apple TV (15%).

Logiquement, l’entreprise, qui n’est pas encore rentable, a donc enregistré des revenus en hausse de 25% l’an dernier (l’exercice 2016 s’est clôturé sur un chiffre d’affaires de 398,6 millions $) et de 23% au premier semestre 2017 à 199,7 millions de dollars.

En termes de contenus, les indicateurs sont également favorables : 500 000 contenus sont désormais disponibles aux Etats-Unis (films, épisodes de séries, émissions en direct…) grâce à la distribution de plus de 5 000 chaînes sur son marché domestique et de 3 000 à l’international.

Dans ce contexte, Anthony Wood, l’emblématique fondateur et président, affiche sa confiance et fixe des objectifs plus qu’ambitieux puisque le but assigné à l’entreprise n’est ni plus ni moins que « d’équiper chaque téléviseur dans le monde » ! Wood a construit son entreprise sur une double conviction. D’abord que l’ensemble de l’expérience audiovisuelle sera in fine une expérience de streaming. Ensuite, que cet âge du streaming nécessitera un OS dédié pour équiper les différents terminaux et que cet OS ne sera pas une simple déclinaison de ceux qui se sont imposés sur le mobile, au même titre que ceux qui se sont imposés sur le mobile ne sont pas ceux qui dominaient l’ère du PC et ainsi de suite.
Pourtant la route est encore longue pour faire de Roku l’OS incontournable de l’univers OTT. Sur le premier semestre 2017 seulement une smart TV sur cinq vendue aux Etats-Unis tournait sous l’OS Roku. La concurrence est partout et, des géants japonais et coréens de l’électronique grand public jusqu’aux GAFA, elle implique des acteurs autrement plus puissants que la société de Los Gatos.

D’autant que la stratégie de Roku pour s’installer sur les téléviseurs n’est pas sans risque pour l’avenir de l’entreprise. Son succès a été construit sur sa capacité à proposer des équipements extrêmement compétitifs avec des prix beaucoup plus agressifs que ceux pratiqués par ses concurrents. Si cela permet de développer rapidement une base importante d’utilisateurs, les revenus sont forcément plus faibles et l’activité ne génère pas de marges suffisantes. Or les ventes de matériel ont longtemps représenté l’écrasante majorité des revenus de Roku. Au cours de l’exercice 2015, 84% des revenus provenaient ainsi du matériel. Autre problème, la dépendance de Roku pour la vente de ses terminaux vis-à-vis de vendeurs qui sont aussi ses concurrents. Ainsi, le rapport d’introduction en bourse révèle que pour les exercices 2015 et 2016, Amazon.com, Best Buy et Walmart pesaient chacun en volume plus de 10% des ventes de matériels. En valeur, ces trois détaillants représentaient ensemble 57% et 61% des revenus sur les deux derniers exercices. Or Amazon pousse ses propres box et clés de streaming concurrentes et peut décider du jour au lendemain de ne plus distribuer les équipements Roku comme il l’a fait avec l’Apple TV. Quant à la grande distribution, elle a également intérêt à pousser les équipements concurrents sur lesquels les marges sont plus importantes. Une situation de dépendance qui peut donc poser un réel problème. Enfin, si on s’intéresse à l’autre source de revenus sur le segment de l’équipement, à savoir l’installation de l’OS Roku au sein des téléviseurs connectés des constructeurs partenaires (le chinois TCL, Element, Hisense, Hitachi, Insignia, RCA, Sharp), le même document nous apprend qu’ils sont quasi inexistants. « Les principaux avantages économiques que nous tirons de ces accords de licence ont été et continueront probablement d’être indirects, liés à la croissance du nombre d’utilisateurs actifs (…). Nous n’avons pas reçu, et nous ne nous attendons pas à générer des revenus significatifs de ces licences à court terme ». Dans ces conditions, la stagnation et même le léger recul du chiffre d’affaires liés aux ventes de matériels est un problème de taille. De fait, sur les six premiers mois de l’année, les revenus liés aux ventes ont reculé de 2%.

D’où la nécessité de réorienter la stratégie du groupe. Une réorientation engagée il y a maintenant plusieurs trimestres mais qui devient plus actuelle que jamais maintenant que l’entreprise est cotée. L’enjeu est d’accélérer les revenus issus de l’activité de plateforme de Roku. Comme l’explique Anthony Wood, “la seule raison pour laquelle Roku vend du matériel est désormais d’acquérir des clients”.

• Une équation économique qui nécessitent de modifier le comportement de ses utilisateurs

L’enjeu est donc de passer progressivement de la vente d’appareils physiques, une activité à faible marge, à un modèle reposant sur la monétisation de sa plateforme grâce à la publicité et au partage des revenus en cas d’abonnement ou de transaction, avec des marges potentielles beaucoup plus élevées. Roku ne veut plus être synonyme de box ou de clés bon marché mais souhaite se présenter aux investisseur comme une “plateforme de distribution de contenu”.

Les revenus de l’activité de plateforme augmentent rapidement. Ils représentent plus de 40% du chiffre d’affaires de Roku au premier semestre 2017 (82,3 millions de dollar), contre 26,5% seulement pour la même période en 2016 (43 millions de dollar). Les deux tiers de ces revenus proviennent de ventes publicitaires. De plus, l’activité de plateforme est plus rémunératrice puisque la part de ce segment dans le bénéfice brut d’exploitation dépasse au premier semestre les 80% (19% seulement de l’excédent brut d’exploitation repose sur la vente de matériels). Une progression de 104% par rapport au premier semestre 2016. Dans ces conditions, on observe naturellement une augmentation de l’ARPU (chiffre d’affaires de la plateforme divisé par la moyenne du nombre de comptes actifs) qui est passé de 6,48$ en 2015 à 9,28$ en 2016 et à 11,22 $ au premier semestre 2017 (+43% entre 2015 et 2017). C’est donc bien dans l’activité de plateforme que réside la valeur de l’entreprise. La stratégie consiste donc à accroître le bénéfice brut en augmentant le nombre de comptes actifs et les revenus moyens par utilisateur.

Pour ce faire, Roku tente de convaincre les annonceurs en articulant son discours autour de trois promesses principales :

– Accéder à un public de plus en plus difficile à toucher, celui des consommateurs qui regardent moins la télévision linéaire et se tournent vers l’OTT. Le bénéfice pour les annonceurs est que ce public OTT est déjà rassemblé massivement sur Roku. Il n’a donc pas besoin d’être adressé via différents services de streaming. De plus les principaux services SVoD, Netflix, Amazon… ne commercialisent pas d’inventaire publicitaire. Les utilisateurs échappent donc aux annonceurs. Ces derniers peuvent les retrouver sur Roku grâce à plusieurs espaces dont l’écran d’accueil qui permet de monétiser chaque utilisateur même si le format publicitaire est limité ici à de la bannière ou de la publicité vidéo non adressée.

– Proposer aux annonceurs le meilleur des deux mondes, celui des contenus premium de la télévision traditionnelle avec les avantages de la publicité numérique en termes de ciblage et de pertinence. Roku offre aux annonceurs un environnement proche de celui de la télévision en y ajoutant de l’interactivité, une mesure de l’efficacité et une contextualisation puisque les annonces sont diffusées en temps réel et sur la base d’informations personnalisées. De fait, Roku possède des données sur les profils de ses utilisateurs qu’il combine avec des données tierces achetées à des partenaires.

– Evaluer l’efficacité des campagnes grâce à des outils de mesure variés allant de l’exposition (le reach, la fréquence et le taux de complétion vidéo), à l’efficacité (rappel assisté, intention d’achat…) en passant par l’impression, le clic, les visites, les essais d’abonnement, le temps passé sur un service, la rétention…

Si la croissance des revenus de la plateforme montre que le discours porte ses fruits, le modèle économique se heurte pourtant à une équation extrêmement compliquée pour Roku. De fait, le modèle repose tout entier sur la croissance des usages et de la consommation des contenus gratuits et monétisés par la publicité. Pour que Roku gagne de l’argent, il doit convaincre ses utilisateurs de regarder la myriade de chaînes gratuites sur lesquelles il peut vendre son inventaire. Or les usages sur la plateforme sont totalement contraires à ce schéma pour l’instant. La majorité des heures de streaming consommées sur la plateforme vient de la vidéo à la demande par abonnement, sur laquelle Roku ne peut pas contractuellement vendre de publicité. Netflix à lui seul représente 33% des usages ! Roku est totalement dépendant d’un tout petit nombre d’éditeurs puisque les cinq principaux services utilisés représentent environ 70% du nombre total d’heures de contenu consommés. Or, malgré cette position écrasante, les revenus générés par ces services sont insignifiants pour Roku. Aucune publicité n’est possible sur la SVoD ou sur YouTube avec lequel Roku n’entretient aucune relation directe.

Ainsi, contrairement à d’autres plateformes qui réussissent à monétiser les contenus les plus populaires, sur Roku les chaînes ou services qui concentrent la majorité des usages ne génèrent pas de revenus directs. Sur les 6,7 milliards d’heures vues au cours des six premiers mois de 2017, seulement 2,9 milliards provenaient de chaînes gratuites susceptibles d’accueillir un inventaire publicitaire géré par Roku.

Dans la bataille engagée pour devenir la principale plateforme de streaming, Roku possède des atouts. Sa plateforme permet aux éditeurs et aux annonceurs d’accéder de manière simple et unifiée à un marché OTT toujours plus fragmenté et complexe. L’audience est présente et engagée. La position neutre de Roku est un autre atout. Alors que ses principaux concurrents se servent de leurs plateformes pour diversifier leurs revenus et développer leurs propres contenus originaux, en concurrence frontale avec ceux de leurs partenaires, le modèle agnostique de Roku, centré sur la distribution des tiers, lui permet de marquer des points. Reste désormais à mener à bien la transformation de son modèle économique, ce qui passe par la nécessité de convaincre ses utilisateurs que Roku peut être bien autre chose qu’une box à bas coût permettant d’accéder aux grands services de SVoD.

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