L'édito de Philippe Bailly

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Parlement européen : les députés entendent deux visions opposées du droit voisin pour la presse

Au cours de l’atelier de la commission des affaires juridiques du Parlement européen sur la proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, ce jeudi 7 décembre, plusieurs professeurs européens ont exposé le fruit de leurs recherches sur l’article 11 de la proposition, qui met en place un droit voisin en faveur des éditeurs de presse pour l’utilisation numérique de leurs publications.

Les interventions et les questions des députés ont révélé que le champ des utilisations couvertes par ce droit est incertain. La question est de savoir si ce droit voisin a la même portée que le droit des auteurs sur leurs créations originales ou non. Si tel est le cas, tous les professeurs sont accordés pour constater que son utilité est très limitée. Dans le cas inverse, les avis divergent : certains estiment que ce droit présenterait de forts risques pour la liberté d’expression, et ce pour une efficacité très limitée, tandis que pour d’autres, ce droit permettrait une protection effective des éditeurs de presse et servirait à soutenir l’avènement d’une presse de grande qualité.

Les britanniques soulignent les effets néfastes du droit voisin

Le professeur Bently (Université de Cambridge) a expliqué que le droit qu’ont les auteurs d’autoriser ou d’interdire l’utilisation de leurs œuvres ne vise que les utilisations qui reproduisent un élément original de leur création. La reprise d’éléments non originaux, donc non éligibles à la protection du droit d’auteur, est donc libre.

La question pour ce droit voisin est donc de savoir s’il couvre le même champ d’utilisations ou s’il s’étend aussi à la reprise d’éléments non originaux. Dans ce dernier cas, son champ est considérablement plus large que le droit d’auteur, et serait susceptible d’avoir un impact véritable sur l’économie de la presse en ligne.

Pour les professeurs Bently et Kretschmer(Université de Glasgow), ces effets seraient néfastes d’abord pour la liberté d’expression, qui serait impactée par une significative réduction des possibilités de partager licitement de l’information, et ensuite pour le secteur de la presse lui-même. Ils expliquent à cet égard que les exemples allemand et espagnol de mise en place d’un tel droit voisin n’ont aucunement profité au secteur de la presse, et sont fortement récriés par les journalistes eux-mêmes. La liberté d’expression de son côté risquerait d’être fortement affectée si le fait d’agencer un court ensemble de mots de façon identique à un extrait d’une publication de presse revenait à constituer une contrefaçon.

Créer un droit voisin plus étendu que le droit d’auteur

En revanche, pour les professeurs Höppner (Université de Wildau, Berlin) et Caron (Université Paris Est Créteil), créer un droit voisin plus étendu que le droit d’auteur est souhaitable, sinon nécessaire. Ils estiment l’un comme l’autre que le fait que ce droit ne soit pas limité aux utilisations de contenus originaux (au sens du droit d’auteur) se justifie par le fait qu’ici, ce n’est pas la création que l’on cherche à protéger, mais l’investissement. Ce droit voisin rejoint en cela les autres droits voisins dont bénéficient les producteurs de photogrammes, les producteurs de vidéogrammes et les organismes de radiodiffusion.

Le professeur Höppner conteste d’ailleurs le constat des professeurs anglo-saxons sur l’inefficacité du droit voisin en Allemagne et en Espagne. Selon lui, la principale fonction de ce droit est de pouvoir interdire les utilisations parasitaires des productions de presse par des tiers comme les agrégateurs, qui font des profits grâce aux éditeurs de presse sans les rémunérer. Il s’agirait donc d’abord de contrer ces utilisations, plutôt que d’obtenir rémunération à travers la concession de licences d’utilisation. Selon lui, cet objectif a été rempli, étant donné que « le trafic direct d’utilisateurs sur les sites internet des éditeurs de presse a significativement progressé ». Le droit assure ainsi aux éditeurs de presse une relation directe avec le public, sans que ce public ne soit capté par des « intermédiaires parasites ».

Christophe Caron rejoint cette analyse. Pour lui, la création de ce droit voisin est nécessaire pour donner au secteur de la presse, essentiel au bon fonctionnement démocratique, les moyens de se protéger. Ce droit voisin leur permettrait de « lutter contre la contrefaçon, contre les parasites qui captent la valeur créée et financée par la presse sans payer quoi que ce soit » et de concéder des licences d’utilisation des publications de presse.

En outre, il considère que la portée de ce droit voisin ne doit pas être exagérée ; il rappelle que les exceptions d’utilisation applicable au droit d’auteur et aux autres droits voisins, notamment le droit de courte citation[1], resteront applicables, ce qui devrait préserver la liberté d’expression. A cet égard, il propose de préciser dans le texte que ce droit voisin ne peut primer sur le droit d’auteur, de façon à ce que, comme pour les autres droits voisins, il ne puisse avoir aucun effet nocif sur les auteurs, en l’occurrence les journalistes.

Les professeurs allemand et français rejettent l’idée d’une présomption de titularité des droits d’auteur des journalistes par l’éditeur de presse, solution qui avait notamment été proposée par l’ancienne rapporteure de la commission des affaires juridiques, Therese Comodini Cachia. Pour eux, cette notion n’aurait aucune efficacité, puisqu’elle n’accorderait aucune nouvelle prérogative aux éditeurs. Le seul effet qu’elle pourrait avoir serait de créer des tensions entre les journalistes et les éditeurs de presse.

Une protection pour la presse européenne face aux plateformes

Les eurodéputés Jean-Marie Cavada (ADLE) et Axel Voss (PPE) sont intervenus pour souligner l’importance de l’introduction de ce nouveau droit, afin, tout d’abord, d’annoncer clairement qu’on ne peut tolérer le fait de vendre quelque chose que l’on n’a ni produit ni acheté, et ensuite, que la presse européenne ne peut être la proie du monde des affaires sur internet, eu égard à son importance dans la société. Selon Axel Voss, le phénomène des fake news rend plus essentiel que jamais le rôle d’une presse de grande qualité, que ce droit viendrait garantir.

Julia Reda (les Verts) a interrogé les professeurs pour savoir si les liens hypertextes seraient compris ou non dans le champ des utilisations couvertes par le droit. Les professeurs Caron et Höppner ont affirmé qu’ils ne l’étaient pas. Selon le professeur Caron, il est important que la législation n’empêche pas l’utilisation de liens hypertextes. Toutefois, il n’est pas non plus acceptable que des crawlers qui agrègent des liens hypertextes, les analysent et exploitent, permettent à des tiers de tirer des revenus des articles de presse, sans rémunérer les éditeurs. Il conseille de mettre en place un droit à rémunération pour l’utilisation de liens hypertextes à des fins lucratives.

Le représentant de la Commission européenne est également intervenu. Il s’est appliqué à se montrer rassurant sur la portée du droit voisin, expliquant que celui-ci avait la même portée que le droit d’auteur, ni plus ni moins. Cette intervention, vers la fin de l’atelier, montre bien que la portée même du droit voisin est incertaine ; ceux qui le réclament le plus exigent qu’il ait une portée que la Commission européenne, auteur de la proposition, n’avait pas prévu de lui donner.

 

[1] L’article L122-5 du code de propriété intellectuelle prévoit une exception au droit d’auteur au profit des courtes citations « justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées ».

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