L'édito de Philippe Bailly

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Table Ronde : Horizon 2034 : quelles règles du jeu, pour quel paysage audiovisuel numérique ?

Delphine ERNOTTE CUNCI, Présidente, France Télévisions

Delphine Ernotte porte sur l’avant-projet de loi un regard « globalement positif ». Il va « dans la bonne direction » en prévoyant notamment le rééquilibrage des relations entre producteurs et diffuseurs par le biais d’accords interprofessionnels. Selon elle, cette possibilité offerte aux acteurs de s’autoréguler est un bon système pour sortir de celui hérité des trente dernières années : un système permettant d’avoir des diffuseurs et des producteurs forts qui trouvent ensemble et en harmonie le moyen d’évoluer. Elle attend d’ailleurs beaucoup de ces discussions notamment sur la question de l’indépendance car elle considère que « le décret n’est pas une base de travail et est seulement repoussoir ».

Elle estime en outre que le projet de loi aurait dû aller beaucoup plus loin en prenant en compte la question de la désintermédiation : « France.tv est disponible aujourd’hui sur la télévision connectée, et présente dans les stores d’Apple et de Google, mais rien ne les oblige à nous référencer ». Or selon elle, ce mode d’accès à la télévision via un téléviseur connecté est devenu un point d’entrée essentiels pour toucher le public qui va aller en se développant et pourtant aujourd’hui « rien ne permet d’assurer dans un futur proche qu’on ait toujours accès à nos concitoyens » a-t-elle expliqué. Elle estime que ce projet est l’occasion d’inscrire dans la loi des éléments importants sur lesquels les diffuseurs pourront s’appuyer demain s’ils étaient totalement désintermédiés par l’interface de la télévision et que les plateformes ou fabricants de téléviseurs connectés refusaient de les distribuer. Elle propose pour ce faire que soit transposé l’article 7 Bis de la directive SMA qui prévoit une sorte de must-carry des services d’intérêt général. « Il faudra sans doute s’entendre sur la notion d’intérêt général » mais le service public audiovisuel ainsi que l’information pourraient rentrer dans cette notion selon elle.

Par ailleurs, pour Delphine Ernotte, une vraie problématique qui n’est pas suffisamment prise en compte est celle de la taille des acteurs français : « on est tout petit, Netflix a un marché domestique hyper puissant ce qui lui permet de conquérir le monde alors que nous, nous sommes englués dans notre marché [trop petit] qui nous en empêche ». Elle appelle en conséquence les acteurs français à faire davantage d’alliances et à aller beaucoup plus loin que les alliances actuelles comme Salto. Elle estime qu’il faudrait même idéalement des acteurs européens capables d’opérer sur un marché de taille européenne, tout en reconnaissant les freins actuels que sont la langue, les aspects technologiques ou encore juridiques. Pourtant, la question de la taille est centrale pour donner aux acteurs la possibilité de conquérir le monde, et faire face aux américains maintenant, et aux chinois demain. « Quand les chinois arriveront sur notre marché, ça ne sera pas juste une guerre audiovisuelle mais aussi une guerre de souveraineté culturelle et économique ».

Delphine Ernotte appelle aussi les diffuseurs traditionnels à être « carrés » dans leur relation avec les GAFA « on dit que c’est l‘ennemi, mais on deal quand même avec eux, ce qui n’est pas mon cas. Attention à ne pas danser avec le diable » met-elle en garde.

Gilles PELISSON, Président directeur-Général, TF1 Group

Gilles Pélisson a évoqué le décalage entre les attentes créées par le niveau d’enjeux et ce qui a été proposé par le projet de loi sur la réforme de l’audiovisuel. « On avait tous un niveau d’attentes extraordinaire, mais en réalité, la montagne va accoucher d’une souris ». « Dans un monde qui bascule », le PDG du groupe TF1 est revenu en cinq points sur les transformations du monde audiovisuel, et des lacunes des propositions législatives qui en découlent.

Tout d’abord, il se penche sur l’évolution de la consommation des programmes et de la nouvelle pratique du binge watching, instaurée notamment par Netflix : une série qui était regardée semaine après semaine à la télévision, est désormais visionnée en l’espace d’un week-end via ces services. Et ce problème s’accompagne de la qualité et du budget de production alloués aux programmes proposés par ces plateformes, qui augmentent tous deux au fil du temps. De ce fait, les téléspectateurs « s’habituent à des programmes d’une grande qualité, à l’instar du Bazar de la Charité (diffusé sur TF1 le 18 novembre), mais qui reviennent cher aux groupes », sauf que la manne financière d’un service américain et d’une chaîne française est déséquilibrée.

Parallèlement, Gilles Pélisson regrette que ces plateformes soient créées par des acteurs qui « nous apportaient des contenus pas chers », et qui sont désormais distribués directement chez le consommateur. Ce nouveau mode de distribution incite ainsi les groupes comme TF1 « à aller chercher des contenus ailleurs, qui coûtent plus cher ».

De plus, il estime que les « champions français » (TF1, M6, France TV, Canal+ et Altice) sont face à des acteurs qui intègrent « verticalement » le marché de l’audiovisuel et du cinéma (il prend comme exemple la dernière loi outre-Atlantique qui permet aux acteurs américains de pouvoir racheter des chaînes de cinéma). Selon lui, « nous nous battons contre des acteurs qui sont présents sur toutes la chaîne de valeur, tandis que nous sommes présents uniquement sur un pan du marché ».

Il déplore également le fait de partir « à la guerre avec moins de catalogue », en critiquant le manque d’accès à la propriété intellectuelle des contenus pourtant diffusés par TF1.

Selon lui, ces constats s’inscrivent dans un « contexte de régulation en-deçà des autres pays européens », notamment au niveau de la publicité pour le cinéma. Pour lui, il est dommage d’être l’un des financeurs principaux du cinéma français, sans pouvoir en tirer d’avantages grâce à la publicité des œuvres financées. « On est tous d’accord pour réformer, défendre la souveraineté nationale, mais le monde bascule tellement qu’on a besoin d’une loi forte ».

Face à ce bouleversement, il se défend par les solutions qui sont trouvées par les acteurs français de l’audiovisuel : « ce n’est pas comme si on ne bougeait pas, on essaie de se réinventer ». Il prend notamment comme exemple le rachat par TF1 de sociétés de productions étrangères (belge et canadienne) et par le pari risqué de lancer la plateforme Salto, en collaboration avec M6 et France Télévisions. Ces innovations sont « inédites pour un groupe comme TF1, et on a besoin d’une législation nationale forte qui nous permette d’agir avec plus de facilités face aux enjeux ». Gilles Pélisson n’est pas sans rappeler qu’il faut défendre la souveraineté nationale culturelle. En effet, TF1 contribue à la formation des travailleurs du cinéma français (producteurs, scénaristes, réalisateurs), et il ne souhaite pas à l’avenir « être dominé par une pensée unique américaine ou chinoise ».

Enfin, il considère qu’il existe un « boulevard pour les gouvernements », pour se munir d’une « législation progressive et moderne pour nous accompagner », afin de protéger plus efficacement les enjeux de la culture nationale et de tous les acteurs français. En conclusion, Gilles Pélisson, à l’instar de ses quatre homologues présents, admet que « tout le monde est volontaire pour établir un rééquilibrage, mais cela est trop lent ».

Maxime SAADA, Président du directoire, Canal +

Maxime Saada a tout d’abord mis l’accent sur l’enjeu de vitesse auquel le secteur audiovisuel est actuellement confronté. En effet, il y a 15 ans, Netflix n’était encore qu’un service de DVD, et Amazon était valorisé à 15 milliards de dollars, contre 900Mds$ aujourd’hui. De plus, dans 6 mois, d’autres nouveaux entrants arriveront sur le marché (Disney et Apple) et après eux viendront les nouveaux services chinois. « L’enjeu ce n’est pas 2034, c’est de survivre d’ici 5 ans » a-t-il affirmé.

Pour lui, l’enjeu de la réforme n’est pas la place qu’il faut accorder à la production indépendante. C’est pour lui une évidence que les éditeurs travaillent avec des producteurs indépendants, car ils ont tout intérêt à disposer d’une offre de production variée et parce que, selon lui, c’est de la production indépendante que viennent les contenus les plus qualitatifs. D’après Maxime Saada, 87,5% des productions de Canal+ sont issues de sociétés indépendantes et cette part ne va pas changer. La question n’est pas non plus le partage de la valeur entre éditeurs et producteurs, notamment car les lois françaises sont très protectrices des droits de ces derniers.

Les véritables enjeux actuels, ce sont les droits d’exploitation et la distribution. Il n’est selon lui pas cohérent que les acteurs français qui investissent le plus dans la création et qui sont les seuls à pouvoir l’exporter à l’international soient privés des droits de le faire. Si les droits sont laissés aux producteurs, ceux-ci les proposeront à Netflix, a-t-il affirmé, alors même que Netflix ne contribue pas au financement de la création. Les acteurs comme Canal+ n’ont selon Maxime Saada pas vocation à faire de l’intégration verticale, mais au contraire de favoriser la richesse de la production indépendante. Il a déclaré que sur la question des droits, il s’attendait à être plus et mieux soutenu par le Gouvernement, surtout que le Ministre de la Culture « comprend très bien les enjeux ». Il faut aborder la situation de façon dépassionnée pour prendre les décisions qui s’imposent, a-t-il conclu.

Thomas VALENTIN, Vice-Président du Directoire et Directeur Général des Antennes et des Contenus du Groupe M6

Thomas Valentin a imaginé le scénario d’une fiction se déroulant 2034 où le gouvernement français aurait réformé le secteur en 2020 pour faire face à la mainmise américaine sur les plateformes mais de manière très différente à la réforme actuellement prévue : accès équitable à la publicité, publicité adressée autorisée avec mention des points de vente, création de secteurs interdits pour les GAFA, travail sur la donnée par les diffuseurs, etc.

De retour en 2020, il estime aujourd’hui qu’il y a un phénomène de « plateformisation » et que pour faire face à des groupes de plus en plus intégrés et internationaux, il est nécessaire de donner des droits aux diffuseurs pour qu’ils puissent créer des catalogues et rivaliser avec les plateformes : « Il faut permettre de se battre à armes égales et il y a un enjeu de souveraineté sur les contenus ». En effet, il rappelle que les plateformes travaillent avec les producteurs exécutifs et détiennent des droits monde alors que les diffuseurs historiques en clair financent la création à hauteur de 3,5 milliards d’euros dans les contenus sans pouvoir constituer de catalogue. Il s’agit selon lui d’une « asymétrie gravissime » qui doit être prise en compte dans le projet de loi. S’agissant des jours interdits par exemple, il estime cette mesure « moyenâgeuse » et ainsi sa suppression logique. En ce qui concerne les obligations de production, les diffuseurs ne les remettent pas en cause car il s’agit de leur « pétrole », mais Thomas Valentin estime que le vrai sujet est celui de l’indépendance. Il considère ainsi que les conditions prévues par le décret sont « absurdes » et appelle à ce que la loi soit empreinte d’une vision plus industrielle et stratégique, permettant aux diffuseurs de jouer un rôle central capitalistique avec des moyens et moins d’entrave « pour être producteur, diffuseur, détenteur de droits, exportateur, tout cela à la fois ». Malgré cela, Thomas Valentin s’est dit confiant sur le fait qu’il est encore possible de rebondir.

Alain WEILL, Président Directeur Général, Altice France/Europe

Le président d’Altice France/Europe définit la situation actuelle comme un véritable « tsunami », une « révolution digitale » qui touche tous les métiers et particulièrement le secteur de l’audiovisuel.

L’implantation en France et en Europe des plateformes américaines (Netflix, Amazon, Apple TV+, et bientôt Disney+, HBO et Peacock) est venue bouleverser le modèle audiovisuel français, qui n’a pour l’instant pas les armes pour rivaliser. Effectivement, Alain Weill dénonce le manque d’équité entre les acteurs américains et français, puisque selon lui, ces premiers ne sont pas soumis aux mêmes réglementations que les distributeurs français. Cette « transformation qui se présente à nous » n’est pour l’instant pas viable selon lui, et la solution serait soit « de soumettre les GAFA aux mêmes lois que nous, soit que nous assouplissons les lois pour être à leur niveau ».

Pour appuyer son propos, le patron d’Altice rappelle que les assouplissements publicitaires annoncés par le ministre de la culture, Franck Riester, ne sont « pas suffisants », notamment de soumettre à conditions l’ouverture de la publicité pour le cinéma à la télévision (système d’un double quota films d’art et d’essai/œuvres européennes) « n’est plus acceptable » alors que Google est le « premier acteur sur le marché » de la publicité pour le cinéma. Et pour que les normes européennes soient communes entre acteurs français et GAFA, Alain Weill a indiqué qu’il était prêt à saisir l’Autorité de la concurrence ou la Commission Européenne si le texte n’évoluait pas.

D’autre part, en se plaçant sous sa casquette de patron d’opérateur télécom (SFR), Alain Weill estime que la démocratisation de la fibre optique va amplifier ce « tsunami ». En effet, il rappelle que 15 000 foyers supplémentaires en sont équipés chaque jour, et que 100 % d’entre eux y auront accès en 2027. De par l’industrialisation de cette nouvelle technologie, les réseaux hertziens ne seront plus utilisés et la principale conséquence sera l’accélération de l’accès aux plateformes SVoD. La loi devra ainsi « impérativement s’adapter à ces changements car tous les foyers regarderont leur programme en replay via l’accès à la fibre, et non plus par la télévision traditionnelle ».

Sur le fond, Alain Weill constate également que les genres de programmes visionnés sur ces plateformes évoluent, et ne s’arrêtent plus à la simple consommation de fictions, comme en témoigne le succès du talk-show d’Oprah Winfrey sur AppleTV+. La diffusion de tous types de programmes par ces services est pointée du doigt par le président d’Altice France et Europe, puisqu’ils ne sont soumis à aucune disposition législative particulière. Pour conclure son propos, Alain Weill établit un parallèle avec ce dernier point, en rappelant que le CNC avait demandé à BFM TV (propriété d’Altice) de lui reverser 5 % des revenus issus des nouveaux formats longs de reportages diffusés par la chaîne, le CNC estimant que ces programmes entraient dans le giron du documentaire cinématographique.

S’il estime que le projet de loi actuel « oppose trop les uns aux autres » et n’est pas à la hauteur des transformations qui se présentent à nous, la solution proposée résiderait ainsi dans une solidarité entre tous et une mise sur un pied d’égalité de tous les acteurs de l’audiovisuel.

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