L'édito de Philippe Bailly

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Décret TNT : chiffres Cisa impossibles à valider, mais divergences profondes avec les éditeurs

Le 3 juin, Satellifax publiait des extraits de la contribution adressée aux pouvoirs publics par la CISA[1], après la présentation des paramètres envisagés pour le décret TNT. Le projet est jugé « dévastateur pour les sociétés de production indépendantes et l’ensemble du tissu industriel comme du bassin d’emplois qu’elles constituent (…) totalement déséquilibré au profit des éditeurs, bancal face au décret Smad (et prêtant) le flanc à des contestations futures ». Sollicités à plusieurs reprises, la Cisa n’a pas souhaité communiquer davantage d’informations sur la contribution qu’elle a fait parvenir à la DGMIC. En s’ouvrant des observations ou suggestions qu’ils ont soumis au ministère de la Culture, Canal+, France Télévisions et M6 aident à mieux évaluer les enjeux des arbitrages qui seront pris au cours des prochaines semaines. Outre qu’elle ne permet pas de valider les chiffres avancés par la Cisa concernant l’évaluation des risques que l’application du projet de décret ferait courir à la production indépendante, l’analyse met en évidence l’importance des divergences entre producteurs et distributeurs, d’une part, éditeurs de l’autre. Elle pointe également la difficulté à articuler les dispositions des décrets TNT et SMAD.

D’après les éléments publiés par Satellifax, L’argumentation de la Cisa repose principalement sur trois chiffres :

  • La coordination affirme que « la nouvelle définition de la production indépendante entraînerait une perte de l’ordre de 160 millions » côté producteurs indépendants et « [détruirait] toute la distribution indépendante ».
  • Elle ajoute que l’alignement de la part EOF sur le niveau prévu dans le projet de décret SMAD, soit 85% au lieu de 90%, et l’alignement sur le décret Smad de la définition des œuvres européennes éligibles aux obligations de production, représenterait « une baisse de 15 % des obligations de production des chaînes historiques dans la production française, soit une perte de l’ordre de 130 M€ ».
  • Elle s’appuie enfin sur une étude conduite par le Sedpa[1] pour montrer que l’accord mandat de 2016 (prévu par l’actuel décret TNT), « a montré ses limites pour protéger la distribution indépendante (et) n’a nullement empêché les filiales des éditeurs de services de détenir des mandats » : d’après le SEDPA, et selon les termes cités par Satellifax, « 56 % des mandats des séries de fiction produites depuis 2016 par les quatre groupes hertziens (France Télévisions, TF1, M6 et Canal+) sont détenus par leur filiale de distribution », et même « environ 75 % pour les séries des seuls éditeurs privés ». La même analyse sur les séries produites par des producteurs indépendants sans distribution intégrée, donne « plus de 70 % des mandats » dans les mains des filiales des groupes éditeurs et « près de 80 % » pour les seuls diffuseurs privés».

SEDPA vs FTD : le grand écart sur la prise des mandats

S’agissant du troisième point, il nous a été indiqué que l’étude Sedpa n’était « absolument pas destinée à être communiquée (car) réservée à nos échanges de travail avec les pouvoirs publics ».

D’après les réactions qu’a pu recueillir NPA, le document ne semble pas non plus avoir été partagé avec les éditeurs. Dans tous les cas, France Télévisions, via France Télévisions Distribution, en a d’ores et déjà contesté les conclusions : FTD indique ne détenir des mandats que sur 20 % des coproductions du groupe en 2019 (« 18 mandats sur 92 programmes »), et 10% en 2020 (« 13 mandats sur 126 programmes »).

On peine également à confirmer les autres chiffres mis en avant par la Cisa.

Concernant l’ajustement de la part EOF à 85% au lieu de 90%, une simple règle de trois aboutit à un impact maximal d’environ 5,5% plutôt qu’à « une baisse de 15 % des obligations de production des chaînes historiques dans la production française ». Il n’est pas plus facile de comprendre le mode de calcul de la « perte de l’ordre de 130 M€ » évoquée par la Coordination : en appliquant le taux de 15% qu’elle met en avant, il faudrait que l’apport annuel des diffuseurs soit supérieur à 860 M€, niveau qui n’a pas été atteint depuis 2016 (il se situait en 2020 à 765 M€) ; et en retenant un taux de 5,5%, tel que recalculé par NPA, cet apport annuel devrait se situer au-delà de 2,3 Mds€…

Un « risque » maximal pour la production indépendante inférieur à 80 M€

Il en va de même concernant la « perte de l’ordre de 160 millions » que l’application des « paramètres envisagés » par la DGMIC pourrait causer à la production indépendante d’après la Cisa, qui en pointe quatre aspects en particulier :

  • L’alignement sur le projet de décret SMAD concernant la part indépendante de la contribution à la production audiovisuelle : 66%, au lieu de 75% actuellement.
  • Le bénéfice pour l’éditeur d’une période de « droits exclusifs (fixée à un) maximum 36 mois de droits linéaires + 7 jours de TVR»
  • L’abaissement à 50 % (contre 60% ou 70 % aujourd’hui[2]) de la part minimale de financement permettant la détention de parts de coproduction dans une œuvre,
  • La possibilité pour l’éditeur de postuler à des mandats de commercialisation et droits secondaires après « mise en concurrence dans des conditions définies par accord ou délibération du CSA »[3], au lieu de l’actuel droit de préemption dont bénéficie le producteur ayant des capacités internes de distribution, une filiale dédiée ou un accord-cadre avec un distributeur.

Le passage de 75% à 66% de la part minimale de la contribution consacrée à la production audiovisuelle n’explique que la moitié du montant avancé par la Coordination : s’agissant de la contribution des diffuseurs à la production indépendante, l’analyse des données du CNC sur les cinq derniers exercices permet d’évaluer le « risque » à un maximum de 80 M€, en supposant que tous basculent instantanément 9% des montants financés de l’indépendant vers le dépendant.

Les financements des plateformes non pris en compte

A l’inverse, M6 et Canal+ mentionnent dans leur contribution commune les estimations du CNC, selon lesquelles « l’intégration des plateformes permettra un surcroit d’investissements d’au minimum 270 M€ par an dans la production, dont près de 150 M pour les seuls producteurs audiovisuels indépendants. Ce montant correspond à une hausse de +25 % par rapport aux chiffres de la production audiovisuelle publiés par le CSA.

De même, France Télévisions estime que « les producteurs indépendants (sortiront) renforcés (du nouveau dispositif). Ils vont bénéficier de commandes importantes de la part (des) nouveaux acteurs, dans des conditions particulièrement favorables (droits réduits, pas de mandat, pas de parts de coproduction), qui vont leur permettre de consolider leur modèle économique grâce à la création de catalogues en pleine propriété, et ainsi de faire rayonner la création française ».

 

En tout état de cause, la mesure critiquée par la Cisa ne satisfait pas non plus M6 et Canal+, pour qui «l’assouplissement [est] trop peu significatif puisque les critères d’indépendance ne sont pas équitables avec le décret SMAD. Nous demandions à ce que la part d’indépendance audiovisuelle soit fixée à un maximum de 50 % de l’obligation ».

Animation et Spectacle vivant très loin du seuil des 50% d’apport diffuseur

L’examen de la situation actuelle pousse également au scepticisme, concernant les effets de l’abaissement à 50 % de la part minimale de financement permettant la détention de parts de coproduction.

Si l’on considère, le niveau moyen des apports diffuseurs dans les devis de production des différents genres audiovisuels :

  • Animation (20% des devis apportés par le diffuseur, avec une tendance de long terme à la baisse de ce pourcentage), et spectacle vivant (36% en 2020, et des chiffres qui oscillaient depuis plus de 10 ans entre 26 et 31%) resteront très éloignés de ce seuil ;
  • L’écart est moindre s’agissant du documentaire (43% en 2020), mais la courbe est elle aussi orientée à la baisse, et s’éloigne donc du niveau des 50% ;
  • Sous réserve d’accords conclus avec les organisations professionnelles, les diffuseurs pouvaient déjà acquérir des parts de coproduction sur leurs commandes de fictions, sous réserve d’en avoir financé au moins 60%, ce qui est tous les ans le cas, en moyenne.

« La fixation à un niveau inférieur à 50 % serait plus exacte juridiquement et correspondrait davantage au marché et pourrait prendre en compte les différents genres de programmes, plaident d’ailleurs Canal+ et M6. Pour mémoire, même avec 30 % de financement, un éditeur reste le premier financeur d’un programme audiovisuel, bien au-dessus du niveau de financement apporté par le producteur et en matière d’animation aucun éditeur n’apporte 50 % du devis à lui seul ».

Dans le même sens, France Télévisions suggère qu’à « l’instar du cinéma ou de la situation qui prévalait avec le décret « Tasca » du 17 janvier 1990, aucun seuil ne soit exigé pour pouvoir investir en parts de coproducteur (afin) de permettre à l’éditeur un droit de regard sur la marque ou le format de l’œuvre qu’il préfinance et qui n’existerait pas sans sa contribution ».

La durée de la fenêtre TVR en plus de la durée d’exclusivité

Sans y associer une évaluation chiffrée, la Cisa dénonce encore la volonté d’octroyer aux éditeur une période de droits exclusifs de trente-six mois (par alignement sur le décret SMAD), et une fenêtre TVR complémentaire de 7 jours, au motif que « la question du second marché est vitale pour la production française » et que cette disposition risquerait de « le mettre à genoux ». Elle propose en conséquence de fixer la disponibilité des droits à « 48 mois, dont 24 mois exclusifs ».

« La durée des droits doit être fortement allongée afin de s’adapter au modèle linéaire qui exige un temps de repos entre les diffusions des œuvres », plaident en retour M6 et Canal+, à l’appui de leur demande d’une fenêtre de cinq ans, « assortie d’une durée de TVR de 30 jours et non plus de 7 jours ».

« Dans un contexte concurrentiel, technologique et d’usages en constante évolution, la possibilité donnée par le décret d’adapter les règles d’exposition exclusive des œuvres audiovisuelles via accord professionnels est de nature à donner la souplesse nécessaire à l’exercice du métier d’éditeur, complète France Télévisions, qui indique avoir « déjà identifié une évolution nécessaire de ses droits d’exposition (…)  vers des « droits à 360 » qui lui permettraient, dans sa période d’exclusivité, d’exposer les œuvres indifféremment, afin de maximiser la possibilité pour ces œuvres de rencontrer leur public ».

Comme dans le cas de l’abaissement du seuil d’entrer en coproduction, et quelle que soit la durée finalement retenue, l’impact ne se fera sentir que pour les nouveaux projets, et donc pas avant trente-six mois.

Mandats : la mise en concurrence en forme de moyen terme ?

Comme dans la suite de la loi Création 2016, les conditions d’attribution du mandat de distribution représentent finalement le point de cristallisation du débat.

Les chiffres du Sedpa ne peuvent être considérés comme des vérités statistiques, faute de documentation complémentaire aux extraits qu’a laissé filtrer Satellifax et après que France Télévisions, via FTD, les a radicalement contestés.

La mise en concurrence prévue par le projet apparait en tout cas à France Télévisions comme « la meilleure assurance de désigner le meilleur vendeur pour une œuvre ».

Plus radicaux, M6 et Canal+ notent que « la liberté d’obtention et de détention des mandats et des droits secondaires constitue une dimension essentielle de viabilité du modèle économique des diffuseurs pour qui il est nécessaire de rentabiliser leurs investissements sur des supports complémentaires à la diffusion antenne sur le territoire français, notoirement insuffisante (et, toutes choses égales par ailleurs) l’équivalent des droits monde pour les plateformes ». « A défaut d’assouplissement supplémentaire » dans le décret, les deux groupes plaident donc pour « le retour à la situation antérieure à la loi de 2013 ».

S’agissant finalement de la définition de l’indépendance du producteur, on peut encore retenir que l’alignement sur le décret SMAD dans une définition plus radicale qu’aujourd’hui (aucun intérêt capitalistique croisé, au lieu de l’actuel plafond de 15%) ne peut qu’aller dans le sens l’existence de producteurs totalement indépendants des diffuseurs. Si ce point n’appelle pas de remarque spécifique de la part de France Télévisions, Canal+ et M6 notent d’ailleurs que « l’abaissement à 0 % du critère de détention capitalistique est une contrainte supplémentaire pour les éditeurs ».

Les décrets : la convergence TNT / SMAD… Jusqu’où ?

Au-delà des divergences avec les ayants-droits, les diffuseurs soulèvent dans leur contribution une question de principe : appliquer un cadre identique à des plateformes internationales et à des groupes audiovisuels nationaux est-il le meilleur moyen de garantir créer les conditions d’une concurrence équitable et équilibrée entre ces différents acteurs ? Et, au-delà des puissances respectives des différents acteurs, faut-il adapter le cadre réglementaire aux spécificités de leur schéma d’exploitation et de leur modèle économique.

S’agissant du premier, M6 et Canal+ relèvent par exemple que « les mandats, droits secondaires, parts producteurs sont sans objet pour les plateformes internationales car leur modèle économique repose sur l’exploitation d’un canal unique de diffusion (= un seul type de droits d’exploitation pour rentabiliser les investissements), alors que les droits monde sont en revanche un élément essentiel de leur modèle économique qui leur permet de proposer des contenus sur l’ensemble des territoires (= hausse de la rentabilité des investissements) ».

« France Télévisions avait souligné que les modalités d’investissement prévues pour ces nouveaux acteurs correspondaient à leur modèle économique mais que ces modalités (et notamment les critères de l’indépendance) pouvaient difficilement être étendues aux éditeurs historiques, sous peine de déséquilibrer durablement leur propre modèle économique », relève dans le même sens le groupe public

« Il nous apparaît donc indispensable, pour atteindre une symétrie minimale avec le décret SMAD et tenir compte de notre modèle économique linéaire : d’assouplir largement les durées des droits, de supprimer les critères non opérants pour les plateformes (mandats, droits secondaires, parts producteurs) et de réduire plus clairement la part d’indépendance », concluent M6 et Canal+, qui rappellent que « la Ministre de la Culture dans son courrier du 23 décembre 2020 aux acteurs du secteur, et sans ses déclarations ultérieures, avait souhaité donner « aux diffuseurs historiques les moyens de mieux exploiter les œuvres qu’ils financent ».

[1] Syndicat des Entreprises de Distribution de Programmes Audiovisuels

[2] Articles 14 et 15 du décret n° 2010-747du 2 juillet 2010

[3] Présentation des paramètres envisagés pour la révision du décret TNT ; DGMIC

[1] Coordination intersyndicale de l’audiovisuel, qui regroupe AnimFrance, le Satev, le Sedpa, le Spect, le SPI et l’Uspa,

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