L'édito de Philippe Bailly

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Service au public, financement de la production, mobilisation par l’Etat. Questions-clés pour une éventuelle privatisation

Interrogé ce dimanche 16 juin sur France 3, Jordan Bardella a indiqué que « l’ambition reste à terme de privatiser l’audiovisuel public pour faire des économies ». Le président du RN a toutefois concédé qu’il faudrait du temps au gouvernement qu’il espère conduire après le 1er juillet pour mener à bien l’opération (« évidemment on ne va pas le faire demain matin »). Il a également indiqué que le repreneur serait soumis à un « cahier des charges [assurant que] toutes les antennes régionales de France Télévisions puissent conserver la spécificité territoriale, l’attache aux territoires ». Mais au-delà du cas de France 3, d’autres dimensions, telles que les lignes éditoriales spécifiques des cinq antennes nationales de France Télévisions, les engagements du groupe en matière de financement de la création, et la contribution que sa programmation doit apporter à certaines missions d’intérêt général, devront être pris en compte dans un éventuel projet de cession. A charge pour le gouvernement de décider s’il exige de l’acquéreur qu’il en assure la continuité.

Allant au-delà du triptyque traditionnel de la télévision – « informer, éduquer, distraire » – le cahier des charges de France Télévisions indique, dans son préambule, que la télévision publique doit « Intéresser sans ennuyer. Distraire et amuser sans jamais être vulgaire ou complaisant. Informer. Accueillir le débat, l’organiser. Offrir un espace privilégié à la création, et notamment à la création audiovisuelle. Contribuer à la vitalité et à la richesse de notre cinéma. Refléter notre société dans ses différentes composantes. Inviter chaque foyer à découvrir concerts, pièces de théâtre, opéras (ou encore) Prendre des risques ».

Mise à disposition des antennes pour des missions d’intérêt général

Cette vision se retrouve dans la définition des lignes éditoriales assignées à ses chaînes et plateformes digitales, ainsi que dans la contribution financière du groupe au financement de la création. Le cahier des charges de France Télévisions lui impose également de mettre son antenne au service de missions d’intérêt général qui dépassent de loin la seule sphère audiovisuelle :

  • Diffuser « sur France 2 les émissions à caractère religieux consacrées aux principaux cultes pratiqués en France, avec un éclairage particulier sur les grands événements », en supportant le coût de leur production (art 17),
  • « Diffuser gratuitement à des heures d’écoute appropriées sur chacun de ses services de télévision et de radio des messages de la grande cause nationale agréée annuellement par le Gouvernement » (art 44).
  • « Diffuser des émissions régulières consacrées à l’expression directe des formations politiques représentées par un groupe dans l’une ou l’autre des assemblées du Parlement » (art 46),
  • « Diffuser les émissions relatives aux consultations électorales pour lesquelles une campagne officielle radiotélévisée est prévue par les textes législatifs et réglementaires en vigueur » (art 47),
  • « Assurer la réalisation et la programmation des déclarations et des communications du Gouvernement à sa demande, sans limitation de durée et à titre gratuit » (art 48),
  • « Diffuser des émissions régulières consacrées à l’expression directe des organisations syndicales et professionnelles représentatives » (art 49),
  • « Diffuser à destination des populations étrangères vivant en France des émissions qui comportent notamment les informations pratiques sur la vie quotidienne visant à favoriser leur intégration » (art 50),
  • « Participer à toute campagne d’information et de prévention à caractère sanitaire et social décidée par les pouvoirs publics » (art 51),
  • « Diffuser à une heure d’écoute appropriée des messages réalisés par la délégation à la sécurité routière » (art 52). En 2022, 5 messages ont été diffusés sur l’ensemble des chaînes pour un total de 138 diffusions.
  • Diffuser « à une heure d’écoute appropriée des émissions destinées à l’information du consommateur » (art 56),

Le futur gouvernement, s’il confirme la cession du groupe public, devra déterminer s’il renonce à certaines de ces missions ou, en cas de maintien, s’il prend à sa charge leur financement ou s’il en fait un élément du cahier des charges soumis aux repreneurs, auquel cas les offres de reprise pourraient s’en trouver impactées.

Positionnements des antennes à l’identique après cession ?

Au-delà, c’est à travers les positionnements de ses différentes antennes, tels que définis par son cahier des charges que doit plus fondamentalement s’exprimer la singularité de France Télévisions :

  • France 2 : « chaîne généraliste de la communauté nationale dont l’ambition est de réunir tous les publics autour d’une offre large et variée »,
  • France 3 : « chaîne nationale à vocation régionale et locale, chaîne de la proximité, du lien social et du débat citoyen »,
  • France 4 : « chaîne de la jeunesse, de la famille, de la culture et notamment du spectacle vivant », au sein de laquelle se succède « Okoo [qui] a pour vocation de s’adresser aux enfants, aux jeunes et à leurs parents en contribuant à renforcer le lien entre ces générations », pendant la journée, et en soirée Culturebox « principalement composée de spectacles vivants dans toute leur diversité »,
  • France 5 : « chaîne du décryptage, du partage des savoirs et de la transmission des connaissances »,
  • Franceinfo « dont l’objet est d’offrir des programmes d’information couvrant tous les domaines de l’actualité en France et dans le monde »,
  • Outre-mer La 1ère : « services régionaux généralistes de télévision et de radio diffusés en outre-mer qui privilégient la proximité dans leur offre de programmes »,

Et la chaîne régionale corse Via Stella.

Plusieurs spécificités complètent ces descriptions :

  • S’agissant des œuvres audiovisuelles, la diffusion d’au moins 70 % de productions européennes, et 50 % d’œuvres audiovisuelles d’expression originale française, notamment en première partie de soirée et l’apprès midi les mercredi, samedi et dimanche, allant au-delà des quotas à respecter par les chaînes privées – 60 % et 40 % (art 9),
  • L’obligation de programmer en première partie de soirée ou l’après-midi les mercredi, week-end, jours fériés ou vacances scolaires, « au moins un programme culturel chaque jour en première partie de soirée » (art 4) et, plus précisément, la diffusion chaque année d’au moins « 390 diffusions ou rediffusions de spectacles lyriques, chorégraphiques, dramatiques et de cirque de création et concerts », dont « aumoins 60 sur France 2, France 3 et France 5 » (art 6),
  • La diffusion chaque mois d’au moins un programme ultramarin en première partie de soirée sur France 2, France 3 ou France 5, et la programmation sur l’une des chaînes nationales d’un « magazine quotidien généraliste consacré à l’actualité, aux sociétés et aux cultures ultramarines » (art 7-1),
  • L’absence totale de publicité sur France 4 et sur Franceinfo,

Jordan Bardella a d’ores et déjà indiqué qu’un repreneur de France Télévisions serait soumis à un « cahier des charges [assurant que] toutes les antennes régionales de France Télévisions puissent conserver la spécificité territoriale, l’attache aux territoires ».

Le président du Rassemblement national n’a pas indiqué, en revanche, si un dispositif comparable était prévu en vue de maintenir le positionnement d’autres chaînes du groupe et/ou certaines spécificités de sa programmation (la place garantie au spectacle vivant par exemple).

Des engagements de contribution à la production qui totalisent 520 M€ par an à horizon 2028

C’est finalement sur l’évolution de la contribution de France Télévisions à la production que portent les interrogations les plus structurantes, autour de l’économie de la filière, comme des programmes que les chaînes pourraient proposer au public après leur privatisation.

Le cahier des charges aujourd’hui en vigueur prévoit que France Télévisions investit 3,5 % de son chiffre d’affaires dans la production « d’œuvres cinématographiques européennes de longue durée » et 20 % au « développement de la production d’œuvres audiovisuelles européennes ou d’expression originale française ».

Mais ce dernier chiffre se double d’un plancher de 420 M€ en valeur absolue, et il s’y ajoute plusieurs engagements sur les « sous-genres » : 101 M€ pour le documentaire, 15,75 M€ pour le spectacle vivant et 27,2 M€ pour l’animation.

Dans son rapport sur l’exécution du cahier des charges de France Télévisions pour 2022 (dernier exercice étudié à ce jour), l’Arcom note que c’est l’engagement en valeur absolue qui s’est appliqué, pour la quatrième fois consécutive, que France Télévisions a donc consacré à la production audiovisuelle davantage que 20 % de ses ressources, et que la dépense effective (426,6 M€) est même allée au-delà des attentes.

Concernant le cinéma, l’Autorité note que le montant total de la contribution (66,3 M€) se situe presque exactement au niveau requis (66,2 M€), mais avec une part d’engagement sur des films EOF qui le dépasse, elle, de beaucoup (96 % vs 71%).

C’est dans un contexte d’engagements revus à la hausse que pourrait intervenir une éventuelle privatisation :

  • Dans le nouvel « accord cinéma » que le groupe a signé le 17 mai 2024 avec le BLIC, le BLOC et L’ARP, France Télévisions s’engage à investir au minimum 80 M€ par an. Cet accord porte sur la période 2024-2028.
  • Son pendant pour l’audiovisuel, paraphé le 17 juin par France Télévisions, AnimFrance, le SATEV, le SEDPA, le SPECT, le SPI et l’USPA, accroit de 420 à 440 M€ le plancher de dépenses annuelles, avec des engagements par sous-genres qui passent à 105 M€ pour le documentaire, 32 à 37 M€ pour l’animation (par montée progressive sur la période d’application) et 17 M€ pour le spectacle vivant. L’accord, qui porte sur une période de trois ans (2024-2026) pourra être prolongé jusqu’en 2028 en cas de consensus des signataires.

Si l’on compare les 520 M€, au moins, à investir annuellement par le groupe aux perspectives de chiffre d’affaires d’une France Télévisions privatisée (800 M€ d’après les estimations des Echos), ou si on les rapporte aux quelques 250 M€ investis en 2022 par TF1 pour 2,1 Mds€ des antennes, environ, on imagine mal un repreneur reprendre tels quels les engagements souscrits ces dernières semaines par la direction actuelle.

Mais rompre unilatéralement les accords qui ont été signés exposerait l’Etat à des demandes de réparation. Le texte signé le 17 juin avec les organisations représentant la production audiovisuelle et qui se limite, par son intitulé même à poser les « Principes d’un accord » plutôt qu’à en détailler les termes, évoque « des clauses de revoyure en cas de révision de la trajectoire économique ou de modification réglementaire ». Cette précaution n’épuisera certainement pas les contestations qui pourraient naître d’une dénonciation unilatérale de ses engagements par France Télévisions, sur instruction de l’Etat.

Sur cet aspect, la dimension juridique pourrait peser autant que la volonté politique dans les choix qui seront faits par le prochain gouvernement.

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