L'édito de Philippe Bailly

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La télévision a-t-elle un train de retard ?

Le jeu de mot est facile. On l’a préféré à « La télévision est-elle en phase Terminal ? » pour éviter d’être de surcroit taxé de mauvais goût. Dans un cas comme dans l’autre, la référence est bien sûr aux programmes mis en ligne sur YouTube début septembre, par Squeezie (Qui réussira à arrêter le train ?) et par Michou (Terminal).

Par leur construction même, les deux productions étaient assurées de bénéficier d’un écho – très –important pour leur lancement, dès lors que chacune réunit dix (Le train) à seize (Terminal) créateurs / youtubeurs / influenceurs, capables chacun d’activer des centaines de milliers, et souvent des millions d’abonnés. Si leurs mécaniques – deux jeux à élimination – ne portaient pas au-delà d’innovation majeure, leurs cadres – un train en mouvement ou une aérogare désaffectée – étaient plus inhabituels, et les moyens de production très conséquents : le budget engagé sur Le train (750 000  €, soit environ 500 000  € par heure) en fait, d’après son initiateur, la production la plus chère jamais réalisée pour YouTube en France ; sans postuler au même titre, Michou annonce avoir investi plus d’un million d’euros sur Terminal,soit 200 à 250 000  €par heure de programmes.

Et au-delà du soutien des communautés de leurs initiateurs ou participants, les deux émissions ont bénéficié d’une impressionnante exposition médiatique, y compris dans la presse main stream : Télérama, Le Parisien, Les Inrocks, Le Monde,France Culture… Certains observateurs se demandant si ces productions constituent l’avant-garde d’une « nouvelle télévision » appelée à envahir nos écrans et à en chasser les marques historiques.

L’observation pousse à être plus nuancé.

Du point de vue de l’écriture et de la réalisation, d’abord, ni Le train ni Terminal n’apportent d’innovation majeure, que ce soit dans la mécanique ou dans la mise en image. Le jeu des participants ne se démarque pas non plus fondamentalement des attitudes ou postures proposées par leurs homologues dans des productions TV traditionnelles. Et le rythme de la narration donne souvent envie de passer en lecture accélérée…

S’agissant des audiences, les comparaisons sont aujourd’hui impossibles entre les deux univers. Une vidéo est comptabilisée comme vue par YouTube, dès lors qu’elle a été visionnée pendant plus de 10 secondes (Le train dure 1 heure 39, et les épisodes de Terminal entre 52 minutes et 1 heure 30), et le total n’indique pas combien de personnes étaient devant l’écran ; les chiffres affichés en télévision correspondent au nombre de spectateurs qui ont visionné en moyenne l’ensemble du programme (et intègrent donc le coviewing). Il reviendra à l’audience hybride d’établir des passerelles permettant une compréhension partagée. Si l’on s’en tient, donc, à ce stade au référentiel de YouTube :

  • Le train est affiché comme comptabilisant 12 millions de vues depuis le 13 septembre, soit en 19 jours, soit la meilleure performance des 7 autres vidéos mises en ligne par Squeezie au cours des 4 derniers mois – toutes comprises entre 30 et 50 minutes et dont le nombre de vues oscille entre 5,3 millions et 10 millions.
  • Les quatre épisodes de Terminal, progressivement mises en ligne à partir du 4 septembre, totalisent 21,5 millions de vues à eux quatre (pour des durées de disponibilité oscillant de 4 à 25 jours). Sur des formats beaucoup plus hétérogènes (de 2 à 55 minutes), les précédentes vidéos ont également enregistré des nombres de vues beaucoup plus inégaux (de 1,4 million à 10 millions).

Pour leurs deux initiateurs, les deux productions évènementielles de la rentrée ont donc surperformé.

Reste la dimension économique. Comme Michou l’avait anticipé, en indiquant dans la presse que la rentabilité immédiate n’était pas l’objectif immédiat, avec Terminal. En retenant un CPM de 5 €, 9 spots par heure, et le taux de reversion standard de YouTube (55 %), amortir le million d’euros annoncé suppose plus de 40 millions d’heures vues, soit environ 8 millions de visionnages complets des quatre épisodes ; s’agissant du Train, ce point d’équilibre suppose 28 millions d’heures vues, soit 19 millions de visionnages complets.

La rentabilité apparaît donc hors d’atteinte au travers des recettes de publicité « traditionnelle ».

Squeezie, comme Michou, ajoutent à leur modèle économique des pratiques de parrainage et de placement de produit très « offensives », selon l’expression de Marc le Roy dans l’Insight NPA (Terminal ou Le train : un niveau de présence des marques (placement de produit/parrainage) impossible en TV ou sur des SMAD français).

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Il n’est pas possible de modéliser les recettes qui y sont associées, puisque relevant plutôt de « Opé spé » et du sur mesure. Mais, comme l’analyse Marc le Roy, ces modalités de monétisation sont en infraction avec les dispositions de la loi de 1986 et ne permettraient donc pas la diffusion du Train ou de Terminal sur une chaîne de télévision ou un service de vidéo à la demande encadré par l’Arcom.

A cadre constant, vidéo pour YouTube et production audiovisuelle sont condamnées à évoluer dans des couloirs parallèles. Lever les asymétries réglementaires sur la publicité qui pénalisent les éditeurs seraient une façon d’organiser leur convergence.   

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