La start-up américaine ambitionne de développer un nouveau modèle de distribution en day-and-date permettant aux Américains de visionner un film depuis leur foyer, en toute légalité, le jour de sa sortie en salle. Un projet qui entend faire bouger les lignes mais qui est loin de faire l’unanimité outre-Atlantique. Partisans du projet et détracteurs n’ont cessé de se multiplier au cours de ces derniers jours.
The Screening Room, une solution d’exploitation en day-and-date
Porté par Sean Parker, co-fondateur de Napster et président de Facebook à ses débuts, The Screening Room entend casser le modèle de distribution classique et permettre aux cinéphiles de profiter d’un film depuis leur salon le jour de sa sortie en salle. L’accès aux dernières productions cinématographiques nécessitera l’installation d’un boitier connecté, commercialisé au tarif de 150 dollars. Les œuvres seront quant à elles proposées en streaming au tarif unitaire de 50 dollars et disponibles à la consultation pour une durée de 48 heures à compter de la transaction.
En outre, l’utilisateur bénéficiera gratuitement de deux places de cinéma pour le visionnage de la même œuvre sur grand écran. Un argument de nature à séduire les spectateurs mais aussi les exploitants de salles. Pour s’assurer du soutien de ces derniers, Screening Room aurait également prévu de leur reverser 20 des 50 dollars dépensés par l’utilisateur sur chaque location. Les distributeurs de films percevraient pour leur part 20% (10$) de la somme, la start-up se rémunérant quant à elle à hauteur de 10% (5$). Pour rassurer les futurs partenaires, le service de vidéo à la demande aurait également mis en place un important dispositif de sécurité pour veiller à ce que les copies numériques ne puissent être enregistrées puis diffusées illégalement sur le net.
Un projet qui divise l’industrie du cinéma outre-Atlantique
Deux semaines après l’annonce du nouveau projet de Sean Parker par Variety, Screening Room et le modèle du day-and-date sur lequel il repose, suscitent autant l’intérêt que la crainte auprès des différents acteurs de l’industrie. Si les initiatives visant à réduire la fenêtre d’exploitation réservée au cinéma ne manquent pas dans un passé récent (DirecTV avec la VoD premium à 30$/film 60 jours après la sortie en salle, Fox avec le Digital HD 3 à 4 semaines en amont de la sortie DVD ou Blu-ray, Netflix et ses productions originales proposées en day-and-date par une poignée d’exploitants, Paramount et ses tests de VoD premium 17 jours après la sortie au cinéma…), cette nouvelle solution interroge le tout Hollywood, sans doute sensible au fait que l’homme derrière le projet ne soit autre que l’un des pionniers du peer-to-peer, technologie ayant marqué le début de l’effondrement de l’industrie musicale au début des années 2000. Probablement aussi parce que Screening Room, malgré le coût élevé de l’accès à son service, ne se veut pas aussi élitiste que son modèle le plus proche, Prima Cinema, qui affiche des frais d’installation de 35 000$ (box sécurisée) et de 500 à 1 000$ par location de film. Enfin, parce que pas un jour ne se passe sans qu’un réalisateur de renom ne prenne position sur le sujet. Des grands noms du septième art écoutés avec la plus grande attention par les studios et l’ensemble du secteur.
- Sécuriser la fenêtre d’exploitation exclusive des œuvres en salle
Au sortir d’une année 2015 record pour le box-office US (11 Mrds $ de recettes ; +6,3% en un an), rien d’étonnant à ce que les exploitants de cinémas, grands réseaux ou indépendants, se positionnent dans leur très grande majorité à l’encontre du projet de Screening Room et refusent que la chronologie des médias ne soit une nouvelle fois remise en question. Ces derniers voient en ce nouveau service une menace directe pour leur activité, provoquant une baisse des revenus sur la fenêtre d’exploitation la plus lucrative et donc indispensable dans le cycle de vie d’une œuvre. Une idée soutenue par l’Art House Convergence, une association de cinémas d’art et d’essai qui regroupe plus de 600 salles aux États-Unis, à travers la publication d’une lettre ouverte[1] : « seule la sortie en salle permet de maximiser les profits et de rentabiliser les films. Les studios, les producteurs et les exploitants vont y perdre de l’argent et c’est toute l’industrie du cinéma qui va souffrir. Sans compter tous les commerces à proximité des cinémas qui vont aussi perdre de la clientèle ». L’association dénonce également un risque de piratage trop important avec l’arrivée de nouveautés dans les foyers américains alors même que ces œuvres seront en cours d’exploitation sur grand écran.
L’Union Internationale des Cinémas (UNIC), qui représente les associations nationales d’exploitants de salles en Europe et dans les territoires voisins, abonde en ce sens et juge les bénéfices d’un tel modèle dérisoires au regard des risques potentiels, notamment en termes de piratage et de cannibalisation des revenus[2]. L’UNIC ajoute « qu’une sortie exclusive au cinéma génère des niveaux d’audience incomparables, bénéficiant par la suite à l’ensemble des fenêtres d’exploitation successives, VoD y compris ». Un engouement populaire et des retombées financières qui pourraient être mises à mal par le modèle de Screening Room à terme.
La National Association of Theater Owners (NATO), un lobby regroupant les propriétaires de cinémas américains, loue elle aussi les vertus d’une diffusion exclusive en salles, rappelant que le cinéma est à l’origine du succès d’une œuvre et permet d’en événementialiser la sortie[3]. Si l’association américaine des propriétaires de cinémas reconnaît que de nouveaux modèles d’exploitation, innovants et plus en phase avec l’évolution des modes de consommation, sont probablement à développer, elle ne juge pas nécessaire l’intervention d’une tierce partie, studios et exploitants étant à même de travailler sur leur propre solution commune.
Pour l’instant, seule une chaîne de cinémas, AMC, a manifesté son soutien à Screening Room. AMC, détenue par le conglomérat chinois Wanda Group depuis 2012, qui compte plus de 5 400 salles (essentiellement en milieu urbain) et qui pourrait devenir le premier réseau de cinémas du pays si son opération de rachat de la chaîne Carmike Cinemas (environ 3 000 salles, dans des zones plus rurales) venait à être validée par les régulateurs antitrust. Regal Entertainment et Cinemark, les deux autres acteurs majeurs du secteur, ont quant à eux fait savoir qu’ils ne voyaient aucun intérêt à collaborer avec Screening Room.
Les exploitants de salles de cinéma ont pu trouver un soutien de poids ces deniers jours auprès de grands noms de la profession parmi lesquels Christopher Nolan, James Cameron, Roland Emmerich ou encore M. Night Shyamalan. Tous s’élèvent pour critiquer ce mode de distribution qu’ils considèrent comme une menace pour l’avenir du cinéma, sur le plan économique bien sûr mais aussi artistique et social. Ils redoutent notamment que la dimension sacrée de l’expérience en salle ne soit dépréciée. Connu pour avoir popularisé le format 3D (Cameron) ou IMAX (Nolan), ces réalisateurs craignent que le spectateur ne soit privé du support permettant le mieux de mettre en valeur leur travail. « Pour nous, l’expérience au cinéma est la source qui anime notre créativité […] Nous ne comprenons pas pourquoi l’industrie souhaiterait inciter le public à se passer de la meilleure expérience pour cet art pour lequel nous travaillons dur », expliquent ainsi James Cameron et son producteur Jon Landau dans un entretien exclusif accordé à Deadline. Night Shyamalan en appelle quant à lui au caractère fédérateur du grand écran : « Le cinéma est destiné à rassembler les gens. L’expérience du cinéma est une chose pour laquelle il faut se battre ! ».
Enfin, la question de la visibilité des œuvres est également soulevée par certains producteurs. Avec une exclusivité réservée à la salle, une nouveauté est aujourd’hui confrontée à une quinzaine de films par semaine. En faisant directement son entrée sur le net, elle se retrouverait exposée à la concurrence de milliers de contenus disponibles en streaming et risquerait fortement d’être noyée dans la masse.
- Elargir l’audience des films et saisir de nouvelles opportunités
Pour autant, le projet de Screening Room ne compte pas que des détracteurs à Hollywood. Parmi ses soutiens de marque figurent notamment Steven Spielberg, Ron Howard, Peter Jackson, Martin Scorsese ou encore J.J Abrams, sans toutefois savoir si ces derniers participent de près ou de loin financièrement au projet.
Ces grands noms du cinéma américain considèrent le futur service comme une véritable opportunité pour l’industrie, un modèle qui permettrait d’élargir l’audience des nouveautés sans pour autant nuire aux exploitants de salles. C’est l’idée défendue par Peter Jackson dans une lettre ouverte publiée dans Variety le 13 mars dernier : « Screening Room va accroître l’audience d’un film – et non la déplacer du cinéma au salon – puisqu’il va capter un public qui ne va pas ou plus au cinéma ». Un service qui ne se destine donc pas à un public de masse mais à une niche, eu égard à son coût d’équipement et de consommation à l’acte, comme le confirme un récent sondage de Variety.
Le réalisateur de la trilogie du Seigneur des Anneaux et du Hobbit loue également le modèle économique du service qui, en raison de son prix prohibitif et de son système de reversement, devrait permettre de rémunérer correctement tous les échelons de l’industrie : « le service ne nourrit pas de rivalité entre le studio et le propriétaire d’une salle de cinéma […] il respecte chaque partie et est structuré de façon à soutenir à long terme la santé économique des gérants de salles et des distributeurs ». D’un point de vue économique toujours, The Screening Room pourrait également servir de planche de salut aux productions moins grand public en ne nécessitant qu’une seule campagne promotionnelle au lieu de deux habituellement, en simultanée pour la sortie en salle et en VoD.
Ces grands noms du septième art, auquel il convient d’ajouter ceux d’une dizaine d’autres producteurs de renom, représentent un soutien crucial pour Sean Parker, actuellement en discussion avec les studios et propriétaires de salles. Des appuis de choix qui pourraient également attirer des investisseurs supplémentaires.
Les fondateurs de Screening Room n’ont pour l’heure divulgué aucune date concernant le lancement d’une version bêta. Et pour cause, aucun des grands studios hollywoodiens n’a encore fait connaître publiquement sa position. D’après les médias américains, Fox, Paramount, Sony et Universal auraient montré un intérêt pour le service tout en continuant d’étudier son modèle économique et les conditions de rétribution. Les autres majors seraient pour le moment réticentes. L’un des freins majeurs pour les studios réside dans le fait que la start-up souhaiterait disposer de droits exclusifs. Une exigence particulièrement dure à satisfaire dans la mesure où les studios appartiennent le plus souvent à de grands groupes de médias disposant également de plusieurs services de VoD concurrents (ex : Comcast, maison-mère des studios Universal, est également propriétaire de M-GO et de Comcast Xfinity). L’autre point bloquant côté studios est la relation à entretenir avec les exploitants de salles, notamment les grands réseaux, aujourd’hui au beau fixe mais qui pourrait pâtir d’une fin d’exclusivité accordée au monde du cinéma.
A ce jour, le projet de Sean Parker n’est pas transposable en France en raison d’une chronologie des médias plus stricte[4]. Pour autant, l’assouplissement des règles permettant la mise en place de stratégies différenciées agite également le monde du cinéma français. Au cœur des débats, la montée en puissance du e-cinéma qui permet aux films de s’astreindre des contraintes de la chronologie des médias en sortant directement en VoD, sans passer par la case cinéma traditionnelle, avant de réintégrer le schéma classique d’exploitation (vidéo physique, dématérialisée, TV, SVoD…).
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[1] http://www.arthouseconvergence.org/index.php/2016/03/15/an-open-letter-from-art-house-convergence-regarding-screening-room/
[2] http://www.unic-cinemas.org/fr/2016/03/unic-sets-out-position-on-the-screening-room-proposal/
[3] http://www.natoonline.org/wp-content/uploads/2016/03/NATO-Statement-on-The-Screening-Room-March-2016.pdf
[4] Pour rappel, sur le marché américain, la chronologie des médias n’est pas soumise à une règlementation nationale mais repose sur une logique purement commerciale qui se réalise de manière contractuelle entre les différents acteurs de l’industrie