Avec l’ouverture simultanée de 130 nouveaux pays le 6 janvier dernier, Netflix est désormais présent dans la quasi-totalité des pays dans le monde, à l’exception notable de la Chine. Le réseau tente de redéfinir à une échelle inédite les modèles qui régissent la distribution des contenus audiovisuels.
Des défis à la hauteur des ambitions d’un Netflix Global
L’emphase était de mise au CES de Las Vegas où Reed Hastings a symboliquement appuyé sur le bouton pour ouvrir Netflix sur 130 nouveaux marchés, assurant le public de la Key Note qu’il assistait en direct au déploiement du premier réseau de télévision mondial. Ce déploiement global, annoncé dès janvier 2015 était initialement prévu pour fin 2016, début 2017. Le calendrier a donc été notablement raccourci mais au prix d’un compromis important puisque Netflix abandonne de facto sa stratégie initiale consistant à respecter dans chaque pays un ratio de 80% de contenus globaux pour 20% de contenus locaux. Les négociations commerciales auraient été trop longues et trop coûteuses pour mener cette tâche à bien dans plus de 100 pays en moins de deux ans. Le choix fait par Netflix a donc été de lancer un service universel plutôt que de ralentir le rythme de son déploiement, un risque majeur pour son modèle économique qui repose tout entier sur une croissance rapide du nombre d’abonnés. Ce Netflix Global coexiste avec les différentes versions locales déjà disponibles et sera uniquement composé de contenus globaux pour lesquels Netflix possède des droits multi territoriaux (accords avec les ayants droit et productions originales). La solution présente de nombreux avantages : un déploiement rapide, une adéquation avec une demande réelle comme le montre le nombre de connexions par VPN au service américain depuis le monde entier[1], une compatibilité avec le déploiement parallèle de versions locales et plus diversifiées sur les marchés importants ou stratégiques.
Mais les obstacles à une adoption rapide du service par les populations locales sont tout aussi nombreux. Le Netflix Global reste beaucoup plus pauvre que ses homologues locaux. A titre d’exemple en Russie et en Inde, deux marchés pourtant majeurs, on compte au lancement respectivement 722 et 740 programmes uniques, très loin des presque 6000 programmes proposés aux Etats-Unis (2000 en France). De plus, même si Netflix a ajouté l’arabe, le coréen, le chinois simplifié et le chinois traditionnel aux 17 langues déjà proposées, le service global restera en anglais dans de nombreux nouveaux pays (Russie, Pologne, Turquie…). On constate certaines aberrations comme en Afrique du Nord où l’Algérie bénéficie du service avec une interface en arabe ou en anglais… mais pas en français malgré le nombre de locuteurs. De même, la majorité des programmes est proposée en anglais avec un sous-titrage en arabe. A la barrière de la langue, s’ajoute celle de la réglementation qui conduit Netflix à devoir adapter son service global comme à Singapour où des programmes sont réservés aux plus de 21 ans et doivent à ce titre être protégés par un code PIN. Sans même parler de la censure officielle qui ne devrait pas tarder à se manifester (la série « Orange is the New Black » a-t-elle des chances de convaincre les autorités d’Érythrée ou d’Ouzbékistan ?).
Des problèmes d’envergure donc, à régler sans même la présence d’un bureau local dans la majeure partie des cas. Mais les défis à relever sont encore plus importants en termes de recrutement avec une politique tarifaire unique malgré la disparité des pouvoirs d’achat locaux et la nécessité de développer des moyens de paiement alternatifs alors que la carte bleue reste peu développée sur certains marchés ou encore à la généralisation de la piraterie dans certains pays (Ukraine…). Enfin, le taux de pénétration d’Internet et la qualité des infrastructures représentent des barrières technologiques majeures. Les réseaux mobiles restent le principal moyen d’accès à internet dans de nombreuses zones géographiques à commencer par l’Afrique ou l’Inde. Alors que Netflix requiert aujourd’hui une vitesse de connexion de 5 Mbps pour de la vidéo en HD et de 500 kbps pour des contenus SD (420p), la firme de Los Gatos va devoir accélérer son chantier de développement de nouveaux codecs de compression pour pouvoir s’adresser à tous ceux qui accèdent à l’internet par les réseaux mobiles existants avec souvent des débits maximums de 50 kbps (GPRS).
Un impératif pour le modèle économique de Netflix malgré des risques
Les défis sont colossaux mais connus et intégrés par Netflix. Si aucun objectif n’a été annoncé, il est clair que même si le service triple d’un coup son bassin d’abonnés potentiels, le recrutement sera modeste dans un premier temps, limité à une partie des classes moyennes et supérieures les mieux équipées. Netflix s’inscrit dans le temps long. La société existe depuis maintenant 20 ans et se donne les moyens d’être encore présente dans les vingt prochaines années en misant sur la croissance rapide d’Internet dans le monde. Netflix pourra alors capitaliser sur son développement international précoce et ambitieux et sur une position de premier entrant sur de nombreux marchés.
Dans l’immédiat, la croissance du nombre d’abonnés est un impératif pour le modèle économique de Netflix qui repose tout entier sur le recrutement de nouveaux clients afin d’atteindre une taille critique suffisante pour investir dans les contenus. Or, les relais de croissance se trouvent désormais à l’international. Le marché domestique est mature (43,2 millions d’abonnés streaming aux Etats-Unis) et le rythme des recrutements faiblit. Au troisième trimestre 2015, Netflix n’a pu ajouter que 880 000 abonnés US alors que le service tablait sur 1,15 million et qu’ils étaient encore 980 000 au trimestre précédent. A contrario, l’international a surperformé avec 2,74 millions de recrutements contre 2,4 millions attendus. La croissance est donc forte à l’international (26 millions d’abonnés dont 10 millions recrutés en un an). A ce rythme et sans même prendre en compte l’expansion sur 130 nouveaux marchés, Netflix aurait pu franchir le cap symbolique des 100 millions d’utilisateurs fin 2016 avec un poids de l’international supérieur à celui du marché domestique.
Néanmoins, si l’expansion est indispensable pour soutenir la croissance à long terme ainsi que la confiance des investisseurs, elle coûte cher sur le court terme et réduit le bénéfice opérationnel. L’équilibre précaire obtenu grâce à une expansion raisonnée et progressive risque de disparaitre avec l’expansion massive et simultanée officialisée le 6 janvier. La proposition d’un mois gratuit dans 130 pays en même temps va faire exploser le nombre d’abonnés non payants. Netflix devra donc supporter des coûts supplémentaires liés aux dépenses marketing, à la bande passante (rémunération des opérateurs de transit), à l’hébergement local des contenus, etc[2]. sans générer de revenus supplémentaires ou significatifs dans un premier temps. Il existe une menace pour les marges de l’entreprise. Paradoxalement, ce risque renforce la place centrale de la Chine dans l’équation globale avec sa population d’1,4 milliard d’habitants (et le quart des internautes mondiaux), son pouvoir d’achat quatre fois plus important qu’en Inde et une croissance exponentielle des marchés du divertissement et de la vidéo en ligne.
Un pari de long terme qui repose sur la modification des modèles de distribution
Malgré les défis et les risques, le déploiement de Netflix dans 130 nouveaux pays concrétise son statut de compagnie globale et d’unique plate-forme numérique capable aujourd’hui de distribuer des contenus licenciés dans le monde entier. Si l’image de la naissance du premier « Global TV Network » est sans-doute péremptoire, il s’agit bien d’une expérimentation unique à une telle échelle de tentative de dépassement des droits territoriaux et de globalisation des droits audiovisuels et cinématographiques. Avec bien-sûr des implications majeures sur l’ensemble de la chaîne de valeur des contenus.
La première phase d’expansion internationale de Netflix, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Amérique Latine et en Europe s’est accompagnée de la constitution de catalogues multi territoriaux grâce à des accords globaux avec certains studios (Dreamworks, Marvel) et une montée en puissance des productions originales. Mais globalement, l’expansion a été réalisée tout en s’adaptant au modèle historique d’acquisition de droits d’exploitation en vidéo à la demande négociés fenêtre par fenêtre et territoire par territoire. Les grandes sociétés audiovisuelles européennes et les majors d’Hollywood qui contrôlent les droits les plus rémunérateurs ont réussi à préserver un système de licence d’exploitation fragmenté qui n’a pas freiné l’expansion internationale de Netflix, mais lui a compliqué la tâche. Même les « Originals Netflix » représentent aujourd’hui un Patchwork en termes de droits (le mot est de Ted Sarandos) en raison d’une stratégie initiale de co-financement des contenus avec des partenaires conservant des droits sur certains territoires ou certaines fenêtres d’exploitation, ce qui bloque la globalisation de l’offre. « House of Cards » (Media Rights Capital) n’est pas disponible sur Netflix en France, « Better Call Saul » (Sony Pictures Television) est diffusé sur AMC aux Etats-Unis, Netflix n’a pas les droits pour « Orange is the New Black » (Lionsgate) en Israël… La situation est incompatible avec le lancement du service universel Netflix qui, malgré d’inévitables différences locales, a été construit autour d’un noyau de programmes pour lesquels l’américain possède des droits globaux, à commencer par les « Originals » directement produits par Netflix. Reed Hasting a précisé à Las Vegas que 600 heures de programmes Netflix supplémentaires seraient proposées en 2016 avec le lancement de 31 nouvelles séries, 24 films et documentaires, 30 séries jeunesse et de nombreux stand-up. Pour la première fois en 2016 le budget contenu de Netflix va dépasser les 5 milliards de dollars[3].
Le lancement de Netflix Global et en corolaire le renforcement des capacités de production internes, sonne donc comme un défi majeur pour les industries de contenus et notamment les studios US. Loin de reculer, Netflix accélère sa stratégie d’internationalisation malgré le refus des studios de lui concéder des droits globaux, qui remettraient en cause l’ensemble de la structure économique qui leur a permis de prospérer depuis plusieurs décennies. Le mouvement est osé car il repose sur le pari hasardeux que le catalogue global de Netflix (les « Originals » produits en interne et les quelques programmes rattaché aux accords multi-territoriaux) est suffisant pour se passer en partie d’Hollywood. Il montre en tout cas la confiance de Netflix, convaincu que les modèles qui régissent la distribution des contenus audiovisuels et qu’il contribue directement à déstabiliser vont évoluer dans les prochaines années.
A plus court terme, les studios vont devoir composer avec un nouveau Netflix, moins dispendieux pour racheter leurs fonds de catalogues. Les sommes consacrées aux programmes vont être diluées sur l’ensemble des marchés. Ce faisant, les productions avec des partenaires locaux pour une distribution globale vont se multiplier, adoucissant l’image d’un service initialement centré sur les contenus américains. Ce n’est pas le moindre des défis pour Hollywood qui ne s’attendait sans-doute pas à ce que ce soit l’un de ses compatriotes qui fasse le pari de proposer une alternative pour le prochain modèle des contenus culturels mondialisés.
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[1] Selon les données de Globalwebindex, 54 millions de personnes ont accédé à Netflix U.S via un VPN au mois de janvier 2015 dont 22M depuis la Chine et 6M depuis l’Inde
[2] Chaque nouveau marché européen représente par exemple un investissement de 40 à 70 M€ pour Netflix
[3] La somme n’était encore que de 3 Mrd$ en 2014. En comparaison, HBO (Warner Bros.) a dépensé 2Mrd$ en 2014. Netflix est désormais le deuxième plus gros investisseur derrière ESPN (Disney).