Tout a été dit ou presque sur André Rousselet et son triple parcours de chef d’entreprise, d’homme de médias et de conseiller au côté de François Mitterrand.
Reste Canal+, et une coïncidence troublante : celui qui l’a créé et qui l’a imposé dans le paysage audiovisuel nous quitte au moment précis où les bouleversements induits par la révolution numérique contraignent le groupe à se réinventer. Alors que l’on parle de nouvelles frontières de la convergence mêlant contenus, audiences et données, Canal+ s’inscrivait il y a 32 ans comme une innovation de rupture dans l’univers médias avec son modèle économique nouveau, construit autour de contenus exclusifs payants, d’une distribution maîtrisée et d’un espace en clair servant de vitrine de recrutement. Pour la direction d’aujourd’hui, quatre éléments au moins de l’héritage Rousselet méritent d’être considérés pour guider sa réflexion, à l’heure de sa réinvention.
- Ne surtout pas renoncer à faire payer ses contenus à leur juste valeur, d’abord. En 1985 – 1986, la toute jeune Canal+ a dû faire face à une première vague – certes relative – de multiplication des contenus gratuits, avec le lancement de la 5 (version Berlusconi) et de TV6 puis M6. C’est par la créativité, le travail sur la qualité de ses offres et une certaine capacité de transgression (les fins de soirée du 1er samedi du mois…) que Canal+ a pu rester sur un chemin de croissance ; la montée en puissance de Netflix, avec son interface utilisateur si nouvelle mais aussi ses centaines d’heure d’Originals, ne fait que confirmer la possibilité de monétisation de contenus, dès lors qu’ils répondent réellement au goût des utilisateurs et que leur mode de distribution répond aux standards de l’époque ATAWAD.
- Placer l’exclusivité au centre de sa promesse, ensuite. Le cinéma en représentait le vecteur naturel au milieu des années 1980, quand l’idée du DVD ou du streaming vidéo étaient encore loin d’avoir germé dans l’esprit de leurs créateurs, que le gouvernement français prétendait arrêter – à Poitiers ! – la montée en puissance du tout jeune magnétoscope ou, pour le dire autrement, quand le cinéma à la télévision restait rare. Trois décennies ont passé, et les possibilités d’accéder aux films se sont multipliées. L’avantage dont jouit Canal+ au travers de la chronologie des médias reste, certes, non négligeable, mais il ne suffit plus à en faire un produit unique. C’est décidément par le développement de ses Créations originales que la chaîne peut perpétuer son unicité.
- Se penser distributeur autant qu’éditeur. Par la grâce du statut d’autodistributeur, Canal+ est aujourd’hui la seule chaîne de télévision en France qui « détient » la propriété de ses abonnés, et qui est ainsi en capacité de s’adresser à chacun de manière individualisée. La relation client a été pendant longtemps une des forces du modèle ; le lancement à destination du programme Premier Rang témoigne que la nouvelle direction a intégré ce besoin de care. A l’heure où la recherche du contact tend à l’emporter sur le seul critère de l’audience de masse, le lien avec l’abonné représente au-delà une formidable opportunité, que les possibilités nouvelles d’exploitation de l’analyse des données peuvent aider à transformer.
- Regarder au-delà de l’hexagone, enfin. Dès avril 1990, le lancement de Canal+ Horizons amorce un déploiement international vers l’Afrique mais aussi en Europe, de l’Atlantique à l’Oural ou presque. La crise de la fin de l’ère Messier contraint le groupe à replier de la toile. Mais à l’heure où la stratégie des géants du Net (Amazon ou Netflix en tête) comme la volonté de la Commission Européenne d’avancer vers un marché unique numérique convergent pour faire éclater les frontières sur le marché des droits, on ne peut que saluer la volonté imprimée par la nouvelle direction de repartir vers l’avant.
Par sa capacité visionnaire, André Rousselet a su faire de Canal+ un succès. Il appartient aujourd’hui à ses – lointains – successeurs de faire fructifier son héritage. La tâche est ardue : réinventer son modèle dans la complexité du paysage médiatique actuel de plus en plus digitalisé. Voilà qui demande du courage pour faire, beaucoup de lucidité pour savoir ce qu’il faut arrêter et surtout une âme d’entrepreneur.