Trouver un consensus n’est pas un long fleuve tranquille, Y aura-t-il un accord à Noël ?, voire Mission impossible ? Les références cinématographiques ne manquent pas pour évoquer les négociations sur la chronologie des médias, dont le CNC a lancé ce mercredi un nouveau round.
Producteurs, chaînes, services de VoD, telcos… s’y sont retrouvés pour tenter d’avancer vers un consensus permettant d’articuler de façon optimale les différentes exploitations des films de cinéma, de la sortie en salle à l’éventuelle distribution par des plateformes numérique gratuites, en passant par la vente de DVD ou le téléchargement définitif, la diffusion en TV payante puis sur des chaînes gratuites, la location en vidéo à la demande, la mise à disposition sur des plateformes de SVoD…
Les négociations ont démarré dans la suite de la publication du rapport Lescure de mai 2013 ; elles avaient été suspendues à l’automne 2015 avec, en toile de fond, une situation paradoxale : la bonne santé de l’exploitation en salle (un nombre d’entrées qui semble stabilisé au-dessus des 200 millions, soit 20% au-delà de son niveau de 2005, et des recettes salles qui ont frôlé l’an dernier leur plus haut historique, à 1,331 Md€), contraste avec les « irritants » qui affectent chacun des autres maillons de la chaîne.
“La vidéo a perdu la moitié de son chiffre d’affaires en 10 ans”
Les acteurs de la vidéo, d’abord :
- Rudement concurrencé par les possibilités – légales et illégales – d’accès dématérialisé aux films, le marché de la vidéo physique a vu sa valeur divisée par deux entre 2010 (1,385 Md€) et 2015 (680,2 M€), le Blu Ray n’ayant pu lui servir de planche de rebond. Et l’impact de l’arrivée de l’UHD Blu-Ray 4K restera en tout état de cause marginal à l’horizon 2016 ;
- Bien qu’ayant plus que doublé, la Vidéo à la demande rattrape moins du tiers de la valeur perdue, avec un gain de 182 M€ entre 2010 (135,6 M€) et 2015 (317,6 M€, SVoD comprise) ; le ralentissement de la progression des raccordements câble / fibre / ADSL réduit l’effet de base qui a contribué à porter l’activité ces dernières années et ses acteurs se plaignent, en l’absence d’avantage compétitif sur les dates de disponibilité des œuvres (4 mois après la sortie en salle aujourd’hui), de la concurrence que leur font subir les politiques de prix de plus en plus agressives des professionnels « du physique » (plus de 1000 titres par exemple, ce 22 juin, dans la sélection « Petits prix » de la FNAC correspondant à 5 DVD pour 30€).
- Parce que sa valeur faciale est sensiblement plus élevée, les acteurs de la vidéo espèrent que le téléchargement définitif (EST) puisse constituer un relai de croissance en France, à l’image des Etats-Unis, et soulignent le coup de pouce que des dates de sortie avancées représenteraient pour y parvenir. Mais le marché reste encore pour beaucoup à organiser, tant du point de vue de l’offre (élargissement des catalogues et optimisation des parcours d’achat) que du consommateur (pleine intégration du cloud en tant que vidéothèque virtuelle).
Les points de tension ne sont pas moindres dans l’univers de la télévision :
- Sentiment de perte d’attractivité de l’offre cinéma pour les acteurs « du payant » (Canal+, Ciné+ et OCS) qui accèdent aux films à 10 ou 22 mois, ne représentent plus la première possibilité de consommer du cinéma sur le petit écran et ont imposé, à défaut, la suspension des exploitations à la demande pendant la durée de leur « fenêtre » ;
“En 2015, on ne comptait que 4 films dans le Top 100 des audiences”
- Frustration aussi du côté des leaders historiques de la télévision gratuite (TF1 et M6 surtout) pour lesquels les films, même inédits en clair, ont d’autant plus de mal à créer l’évènement qu’ils ont déjà été plusieurs fois exposés et que le maintien de « jours interdits » de cinéma (notamment les mercredi, vendredi et samedi soirs) concentre dans la semaine la concurrence avec les films de catalogue proposés en nombre par la TNT. Deux chiffres résument les difficultés qui en résultent : alors qu’en 2006, la part du cinéma dans l’audience de la télévision était de 50% supérieure à sa place dans l’offre (le genre était alors largement « contributeur »), la situation s’est retournée et il est désormais sous consommé à hauteur de 20%. Sur un plan plus basique, on ne comptait en 2015 que 4 films dans le Top 100 des meilleures audiences de l’année, contre 9 en 2005…
S’agissant enfin des services de SVoD, derniers apparus sur la scène audiovisuelle, ils sont aussi les derniers à accéder aux films (36 mois après leur sortie en salle), réduisant d’autant la capacité à en faire un produit d’appel. La baisse de la place du cinéma dans les catalogues accessibles en France (de 36% en mai 2015 à 31% en mai 2016 en moyenne sur CanalPlay, Club Vidéo SFR, GulliMax, Netflix, TFouMax, VidéoFutur et Zive) n’y est sans doute pas indifférente. De même, constater que 36% des avis de clients Netflix sont émis sur des films suggère que ceux-ci sont nettement sous-consommés par rapport aux séries, documentaires, dessins animés…
Dans un tel contexte, on perçoit aisément qu’établir un consensus ne soit pas chose aisée.
Loin de s’apparenter à un « grand soir » de la chronologie des médias, les propositions élaborées par le CNC combinent politique des petits pas et retours aux principes fondateurs :
- L’arrêt du « gel » de l’exploitation en EST pendant les périodes de diffusion TV transpose à l’environnement numérique la pratique qui a prévalu depuis l’apparition de la vidéo physique, et qui n’a jamais vu cassettes puis DVD retirés des bacs pendant les « fenêtres TV » ;
- L’alignement du délai d’accès aux films pour les services de SVoD sur celui de la 2e fenêtre de TV payante (22 mois) pour ceux qui acceptent un régime identique à celui des chaînes cinéma en matière de contribution au financement du cinéma français et de composition de leur catalogue (60% de films européens, 40% de films EOF) consacre une forme de neutralité technologique entre services linéaires et délinéarisés, en même temps qu’elle revient à un principe de base de la « chrono » : une possibilité de diffusion d’autant plus rapide que la participation au financement est importante ;
- Le principe des « fenêtres glissantes » permettant enfin, si l’une des « fenêtres » n’est pas acquise, que celles qui sont placées ultérieurement se recalent à sa place et puissent ainsi accéder plus rapidement au film, est incontestable en termes d’intérêt du public, sans causer préjudice à aucun des acteurs.
Quelques points épineux ne devraient pas manquer néanmoins d’épicer les échanges :
- La demande des services de VoD locative de bénéficier de la fin du gel des fenêtres au même titre que l’EST.
- Le souhait de ces derniers que leur propre fenêtre soit raccourcie (au même titre que celle de la vidéo physique) de façon à stimuler les actes d’achat (d’un montant plus important) par rapport à la seule location.
- Ou encore la demande – compréhensible – de Canal+ de bénéficier d’une amélioration de ses conditions d’accès au cinéma au regard des avancées envisagées pour les autres « maillons ».
Restera pour parvenir à un accord, sur ces derniers points en particulier, à vaincre la résistance que les exploitants risquent en conséquence d’opposer. Leur faire valoir que la salle est loin d’avoir pâti ces dernières années de la multiplication des modes d’accès aux films pourrait les inciter à davantage de souplesse. A condition qu’ils acceptent de laisser l’épiderme céder le pas à la raison.