L’édition 2017 du festival de Sundance qui vient de se terminer a été marquée une nouvelle fois par l’implication des géants du web. Amazon, Netflix et YouTube ont rivalisé d’investissements pour à la fois associer leurs marques au prestigieux festival mais également pour acquérir les meilleurs films indépendants de cette édition. L’implication de ces acteurs sur ce segment de marché n’est cependant pas sans risque pour l’industrie.
Sundance, antichambre des Oscars
Fondé en 1978, le festival de Sundance est devenu un des évènements annuels majeurs du cinéma américain. Si le festival a d’abord été un évènement alternatif présentant une poignée de films à l’écart du système des studios, désormais, l’immense majorité des producteurs indépendants américains tentent chaque année d’y présenter leurs films. En 2017 plus de 13 000 films, de tous types, ont été soumis au comité de sélection pour 225 films effectivement retenus. A l’instar des plus grands festivals internationaux, la compétition officielle est complétée par un marché du film dont l’impact est très important sur l’industrie. En effet, chaque année les producteurs indépendants ne disposant pas de structure de distribution intégrée viennent présenter leurs projets et films finis aux distributeurs (salle, vidéo, international…) dans l’espoir de les vendre. Sundance est ainsi devenu un pont indispensable entre l’écosystème des indépendants et les grands acteurs de l’industrie.
Le succès croissant du festival s’explique par une accélération de l’importance du film indépendant pour l’économie du film américain. A partir des années 1990, un grand nombre de réalisateurs de premier plan ont émergé dans le milieu indépendant et notamment à Sundance. Quentin Tarantino, Robert Rodriguez, Steven Soderbergh ou encore Paul Thomas Anderson ont tous été repérés lors de présentations à Sundance. Avec ces talents émergents, le festival est rapidement devenu une antichambre des Oscars et des Golden Globes avec de nombreux projets finissant par obtenir des récompenses l’année suivante. En outre, le festival n’est pas seulement devenu une source de récompenses prestigieuses mais également de retours sur investissement importants puisque certains films à petit budget présentés à Sundance ont enregistré d’excellents scores au box-office. A cet égard, Little Miss Sunshine, film multi-oscarisé et énorme succès au box-office, a longtemps été l’emblème du meilleur de Sundance. De ce fait, les grands studios par le biais de leurs branches spécialisées (Fox SearchLight, Sony Pictures Classics, Paramount Vantage ….) viennent depuis longtemps à Sundance acheter des films indépendants et calibrés pour les cérémonies prestigieuses de l’hiver suivant.
Les multiples avantages d’une présence à Sundance n’ont cependant pas échappé aux nouveaux acteurs de l’audiovisuel qui ont progressivement accru leur présence au cours des dernières années au point d’en devenir les acheteurs les plus actifs. Lors de la dernière édition du festival qui s’est terminé le 29 janvier dernier, la présence des géants du web a été ainsi plus forte que jamais.
Le débarquement en force des géants du web
YouTube est désormais un des acteurs les plus visibles lors du festival. En effet, depuis 5 ans le service vidéo de Google est le partenaire officiel du programme de films courts[1]. Cependant cette année, la compétition avait une saveur particulière pour YouTube puisque le service y a présenté sa première création originale en compétition : This is Everything : Gigi Gorgeous destiné à son service payant YouTube Red. En outre, YouTube a resserré encore ses liens en signant un accord plus large avec le Sundance Institute[2] qui s’est traduit de façon visible par l’inauguration d’une « Maison YouTube » dans l’allée principale du festival pour présenter les dernières créations premiums de la communauté des youtubeurs. Youtube déploiera également prochainement 2 nouveaux programmes d’aides aux jeunes créateurs en collaboration avec le Sundance Institute : le Sundance Institute YouTube Creators Intensive et le Sundance Institute YouTube New Voices Lab. Ces deux programmes ont pour but d’aider les créateurs dans la conception de nouveaux projets innovants.
Mais ce sont sans doute les acquisitions de Netflix et Amazon qui auront marqué une nouvelle fois les esprits à l’issue de cette édition 2017 du festival. Les deux services achètent déjà depuis plusieurs années des droits de distribution à Sundance pour leur catalogue de SVoD mais 2017 a marqué une nouvelle édition record pour les deux services. Netflix a été de loin l’acheteur le plus actif avec pas moins de 10 acquisitions[3] dont la plus importante en termes de montant avec 12,5 millions de dollars pour le film Mudbound. Amazon pour sa part peut revendiquer 4 acquisitions pour son service Amazon Prime[4] dont la deuxième plus importante en termes de montant pour le film The Big Sick arraché au dernier moment à la Fox pour 12 millions de dollars. Les deux spécialistes de la SVoD ont même été plus actifs que les studios puisque Sony Pictures Classics a acheté trois films et Fox Searchlight seulement deux. Les droits achetés sont pour partie des droits monde et pour partie des droits limités au territoire américain. Pour Netflix ces acquisitions sont majoritairement destinées à l’exploitation exclusive des œuvres en première fenêtre en SVoD tandis qu’Amazon effectue des opérations plus originales avec parfois des sorties d’abord en salle puis ensuite en SVoD. C’est le cas par exemple pour Manchester by the Sea dont les droits ont été achetés par Amazon l’an dernier mais qui est tout de même d’abord sorti en salle aux Etats-Unis en novembre sur la base d’un partenariat entre Amazon et le distributeur Roadside Attractions. Le film sera par contre exclusivement disponible aux Etats-Unis sur Amazon Prime Vidéo au moment de la cérémonie des Oscars où le film a été nominé. Le festival de Sundance et au-delà le marché du film indépendant américain est donc bien devenu aujourd’hui le nouveau champ de bataille de la rivalité entre Amazon Prime Vidéo et Netflix.
Une quête de légitimité
L’investissement colossal de Netflix et Amazon sur le marché du film indépendant suscite de nombreuses interrogations quant à l’intérêt économique pour les deux acteurs de payer si cher pour des œuvres destiné à un public plutôt restreint. Cependant réfléchir en termes de retour sur investissement n’est pas forcément la bonne approche. Car le cinéma indépendant représente surtout un intérêt en termes de prestige et de légitimité artistique.
En effet, ni Netflix, ni Amazon ou YouTube ne bénéficient pour l’instant de l’aura et du prestige des grands studios dans le domaine du cinéma. En ce sens, l’implication dans un festival prestigieux comme Sundance apparaît comme un moyen d’association de leurs marques à un cinéma de qualité. En outre, le film indépendant est aujourd’hui le principal pourvoyeur de nominations aux grandes cérémonies (Oscars, Golden Globes,…) permettant là encore d’associer ces marques à Hollywood. Netflix et Amazon se sont donc lancés dans une course aux récompenses et leurs achats à Sundance sont choisis avec soin dans l’espoir de décrocher une précieuse statuette. Netflix a pris un peu d’avance grâce à des documentaires acheté à Sundance. En effet, The Square et What Happened Miss Simone ? ont été nominés à l’Oscar du meilleur film documentaire respectivement en 2014 et 2016, sans toutefois réussir à décrocher la récompense. Amazon de son côté pourrait finalement devenir le premier service de SVoD à obtenir un Oscar du meilleur film. Ainsi, il y a quelques semaines, l’académie des Oscars a retenu Manchester by The Sea dans sa liste des candidats. C’est une victoire majeure pour Amazon qui avait préacheté le film pour 10 millions de dollars lors du festival de Sundance 2016 et qui pourra le proposer à ses abonnés au moment de la cérémonie. Amazon installe progressivement le prestige de sa marque dans l’audiovisuel et peut donc se féliciter d’un investissement initial déjà largement rentabilisé, en attendant un éventuel Oscar du meilleur film.
Une politique intelligente de préachat à Sundance peut donc apporter une légitimité et un prestige immense. Amazon et Netflix n’ont cependant pas exactement la même approche d’achat. Depuis le recrutement du célèbre producteur indépendant Ted Hope en janvier 2015, Amazon a une politique prudente d’achats stratégiques quitte à y mettre le prix pour l’emporter face aux studios comme ça a été le cas l’année dernière pour Manchester by the Sea ou cette année avec The Big Sick (12 millions de dollars) produit par Judd Apatow. Netflix préfère de son côté jouer sur le volume en achetant chaque année un nombre croissant de titres tout en se spécialisant dans l’achat de documentaires plutôt que de fictions.
Impact sur le marché du film indépendant
Cependant, avec ces acquisitions, Netflix et Amazon sont accusés par certains observateurs de fragiliser l’économie du film indépendant. En effet, les deux services ont provoqué une inflation des prix pour les films les plus attractifs. En 2016, Amazon est entré en concurrence avec Fox Searchlight pour l’achat du film The Birth of a Nation forçant la Fox à proposer le prix record pour Sundance de 17 millions de dollars. Cette année encore, plusieurs opérations ont dépassé la barre des 10 millions de dollars du fait de la concurrence entre Netflix, Amazon et les studios. Ce niveau de prix est largement supérieur aux tarifs pratiqués il y a encore quelques années seulement.
Cette inflation pourrait provoquer une concentration des montants investis sur seulement quelques films et donc une diminution des financements pour les films plus modestes. Ainsi, le volume global d’investissement à Sundance est resté stable sur les dernières éditions (3,13 milliards de dollars en 2015 contre 3,18 en 2017)[5] tandis que le montant moyen des acquisitions par film a lui diminué passant de 1,7 million par long-métrage de fiction en 2010 à 1 million en 2017[6]. Par conséquent, il apparaît que les investissements record de Netflix et Amazon au cours des dernières années n’ont pas un impact globalement positif pour l’ensemble du marché, la majorité des films ayant vu au contraire leur financement diminué.
La hausse des montants investis sur certains films pourrait également avoir un impact négatif sur la filière de distribution classique. En effet, Amazon et Netflix ne sont pas soumis aux mêmes obligations de rentabilité que les autres acteurs. Quand Netflix achète un film à Sundance, il le fait avant tout pour enrichir son catalogue et n’a pas un besoin de rentabiliser l’acquisition à court-terme. Un distributeur traditionnel a lui par contre pour objectif principal de rentabiliser rapidement son achat notamment en salle. La hausse des prix d’achat peut donc impacter négativement la capacité de ces acteurs à dégager des bénéfices tout en l’empêchant de constituer un catalogue aussi diversifié qu’auparavant. Leur activité est donc de plus en plus risquée.
[1] Le Festival est organisé autour de trois « programmes » doté chacun de sa compétition : les long-métrages de fiction (dramatic feature), les documentaires et les courts-métrages.
[2] Organisation à but non-lucratif qui organise le festival de Sundance et ses déclinaisons à travers le monde mais gère également différent programmes d’aide aux créateurs. Le prestigieux comité de direction regroupe plusieurs grands noms du cinéma américain.
[3] Berlin Syndrome (Droits streaming seulement), Casting JonBenet (Droits Monde), Fun Mom Dinner (Droits streaming seulement), Chasing Coral (Droits Monde), Nobody Speak (Droits Monde), The Incredible Jessica James (Droits Monde), Joshua: Teenager vs. Superpower (Droits Monde), Icarus (Droits Monde), To The Bone (Droits Monde), Mudbound (Droits US)
[4] Long Strange Trip; The Big Sick; Landline; Crown Heights
[5] Estimations Cultural Weekly
[6] Ibid