« Europe 1 à son échelle perd beaucoup d’argent. N’importe qui d’autre vous aurait lâché du jour au lendemain. Croyez-moi, nous avons reçu des offres ». D’après le Canard enchaîné de ce mercredi, les propos ont été tenus par Arnaud Lagardère en mai dernier, lors d’un Comité d’Entreprise de la station. Prolongeant en forme de possible mise en garde : « Il nous reste une cartouche ». Les résultats de la vague d’audience pour septembre-octobre publiés par Médiamétrien’ont pas marqué de rebond. Loin s’en faut.
Il y a 20 ans, l’hypothèse d’un désengagement du groupe Lagardère aurait fait l’effet d’un coup de tonnerre, venant alors d’un des tout premiers groupes de médias français et européens : leader mondial de la presse magazine, opérateur des NMPP, propriétaire de plusieurs quotidiens régionaux, ou encore détenteur de participations substantielles dans Le Monde, les groupes Amaury (Le Parisien, L’Equipe) et Prouvost (Marie Claire) ; éditeur d’un portefeuille étendu de chaînes thématiques, actionnaire significatif du groupe Canal+ et ambitionnant de devenir l’un des leaders mondiaux dans le domaine audiovisuel ; allié à Deutsche Telekom dans le développement de Club Internet… et figurant avec Europe 1 dans le trio de tête des audiences radio, à moins de deux points de RTL.
De reprofilage en cure d’amaigrissement, le livre et la production audiovisuelle sont les seules activités dans lesquelles Lagardère conserve une stature de niveau international. Les pure players numériques acquis au cours de la dernière décennie (Doctissimo, Leguide.com…) ont été cédés ou sont en passe de l’être, la vente de Gulli est en cours et la branche sport est promise au même destin…
D’un point de vue industriel, l’impact d’un possible désamour d’Arnaud Lagardère pour Europe 1 est donc beaucoup moins significatif.
Tout juste les banquiers d’affaire spéculeront-ils sur une nouvelle révision du périmètre « sanctuarisé » (Paris Match, le JDD et… jusqu’alors au moins, Europe 1) et se remettront en quête de potentiels acquéreurs, tandis que les professionnels s’interrogeront sur l’espérance de vie de Laurent Guimier à la tête de la station, après que son prédécesseur n’ait pas eu plus d’une saison pour la relancer…
Mais au-delà, et en mettant de côté la trajectoire suivie ces 10 dernières années – le sujet a déjà été largement commenté – les propos rapportés par Le Canard enchaîné soulèvent la question de la posture à adopter par le management dans les périodes de turbulences et/ou de transformations structurelles. Il est peu d’activités que le numérique épargne de ce point de vue.
Ce mercredi matin, Nikos Aliagas a pris l’antenne à 7 heures comme il le fait chaque matin depuis le début de la saison. Comment penser que les propos prêtés à son président l’aient laissé indifférent, et de même pour l’ensemble de son équipe et, plus largement, des collaborateurs d’Europe 1 ?
En 2006, déjà, Arnaud Lagardère déclarait au JDD que « la presse quotidienne a dix ans devant elle. Les coûts de production deviendront intenables ». Au moment où Figaro et New York Times ont respectivement franchi le cap des 100 000 et celui des trois millions d’abonnés numériques, on pourrait débattre de la pertinence de la prévision. Il aura surtout fallu douze années au groupe pour conduire son processus de retrait du print, et on peut imaginer que les déclarations de son patron n’auront pas aidé à tirer les valorisations de sortie vers le haut. On peut douter aussi que ces dernières aient aidé les salariés de l’ancien Hachette Filipacchi à donner dans l’intervalle le meilleur d’eux même, ni qu’elles aient contribué à faciliter la politique de recrutement de jeunes talents.
Il est de la responsabilité d’un patron d’anticiper sur les nécessaires changements de cap, aussi brutaux soient-ils. Formuler ses doutes à haute voix est d’une autre nature, surtout quand elles n’offrent pas d’autres perspectives que le no futur. Une transformation ne se réussit pas sans les équipes. Et a fortiori pas contre.