L'édito de Philippe Bailly

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La CJUE précise son interprétation de la notion de « communication au public »

[box style=”5″] Le 31 mai 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a suivi les recommandations de son Avocat général, en estimant que « la diffusion d’émissions télévisées au moyen d’appareils de télévision que l’exploitant d’un centre de rééducation a installés dans ses locaux » constitue un acte de « communication au public ». Les patients du centre constituent un « public nouveau », c’est-à-dire à un public qui n’était pas pris en compte par les titulaires de droits sur les œuvres protégées lorsqu’ils ont autorisé leur utilisation pour la communication au public d’origine. La Cour a, par ailleurs, considéré qu’une telle diffusion « bien que dépourvue de toute portée médicale, contribue favorablement au standing et à l’attractivité de l’établissement, lui procurant ainsi un avantage concurrentiel», et était « susceptible de revêtir un caractère lucratif ». [/box]

Le contexte

La société Reha Training, basée en Allemagne, exploitait un centre de rééducation pour des personnes victimes d’accident qui souhaitaient bénéficier d’un traitement postopératoire. La société permettait à ses patients, dans ses deux salles d’attente et sa salle d’exercice, de regarder des émissions télévisées sur des téléviseurs qu’elle avait installés. Reha Training n’a cependant jamais sollicité d’autorisation auprès de GEMA, la société chargée de la gestion collective des droits d’auteur dans le domaine musical en Allemagne.

Considérant qu’une telle mise à disposition des émissions télévisées constitue un acte de communication au public d’œuvres appartenant au répertoire qu’elle gère, GEMA a facturé les sommes qu’elle estimait dues par Reha Training. A défaut d’en obtenir le paiement, elle a demandé, devant le Tribunal de district de Cologne, la condamnation de Reha Training au paiement de dommages-intérêts correspondant à ces sommes.

La juridiction de renvoi estimait, sur la base des critères dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) relative à l’interprétation de la directive 2001/29 (harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information) que Reha Training avait réalisé une « communication au public ». Elle considérait, en outre, que les mêmes critères devaient s’appliquer pour déterminer s’il y avait « communication au public » au sens de l’article 8, paragraphe 2 de la directive 2006/115 (sur les droits voisins), mais que la décision SCF c/ Marco del Corso du 15 mars 2012 (CJUE, C‑135/10) s’opposait à ce qu’elle statue en ce sens.

Dans ces conditions, le Tribunal régional de Cologne a décidé de surseoir à statuer, et de poser à la CJUE plusieurs questions préjudicielles, afin notamment de savoir si l’existence d’une « communication au public » était toujours déterminée, au sens des deux textes en question, selon les mêmes critères, et si la Cour de justice maintenait sa jurisprudence de l’arrêt SCF sur la communication de phonogrammes protégés.

La décision

Suivant les critères établis par une jurisprudence désormais étoffée sur la communication au public, la CJUE considère en premier lieu que la situation de Reha Training s’avère « pleinement comparable » à celle de l’exploitant d’un café-restaurant (Football Association Premier League, C-403/08), d’un hôtel (SGAE, C-306/05) ou d’un établissement thermal (OSA, C-351/12). L’exploitant transmettant « délibérément des œuvres protégées à ses patients, dans plusieurs endroits de l’établissement », la Cour estime que celui-ci réalise bien un « acte de communication ».

Sur la notion de « public », la Cour rappelle qu’il s’agit d’un nombre indéterminé de destinataires potentiels, supposant un « certain seuil de minimis ». Elle souligne qu’il est « pertinent de savoir combien de personnes ont accès à la même œuvre parallèlement et successivement ». Le cercle des personnes constitué par les patients de Reha Training n’étant « pas trop petit, voire insignifiant », et les patients pouvant jouir des œuvres parallèlement à plusieurs endroits de l’établissement, la Cour considère ainsi qu’il s’agit bien d’un « public ».

Pour déterminer l’existence d’un « public nouveau », la Cour relève que les patients « ne pourraient, en principe, jouir des œuvres diffusées sans l’intervention ciblée de Reha Training », et « n’ont de toute évidence, pas été pris en considération lors de l’autorisation donnée à la mise à disposition d’origine » des œuvres protégées.

Enfin, la CJUE s’intéresse au « caractère lucratif » de la communication, qui « peut se révéler pertinent » (point 204 de l’arrêt Football Association Premier League). En l’occurrence, la CJUE considère que la diffusion d’émissions télévisées par Reha Training, en ce qu’elle vise à offrir une distraction aux patients, « constitue une prestation de services supplémentaire qui, bien que dépourvue de toute portée médicale, contribue favorablement au standing et à l’attractivité de l’établissement, lui procurant ainsi un avantage concurrentiel ». La prestation de Reha Training est donc « susceptible de revêtir un caractère lucratif », et, en réponse aux questions préjudicielles, constitue un acte de « communication au public ».

L’analyse

Les directives communautaires citées dans cette décision visent « des finalités certes similaires, mais toutefois en partie divergentes ». En effet, si la première directive 2001/29 concerne le droit de nature préventive dont disposent les auteurs pour interdire ou non la communication des leurs œuvres, la seconde directive 2006/115 porte sur le droit de nature compensatoire dont bénéficient les détenteurs de droits voisins, qui s’exerce après la communication d’une œuvre protégée au public. La question de savoir si les mêmes critères doivent s’appliquer pour déterminer s’il y a « communication au public » est donc pertinente.

Selon la CJUE, la nature différente des droits protégés par ces deux directives « ne saurait occulter le fait que, selon les termes de ces dernières, ces droits découlent d’un même élément déclencheur, à savoir la communication d’œuvres protégées ». Malgré leurs nuances, et suivant l’avis de l’Avocat général Yves Blot, la Cour précise qu’il y a lieu d’appliquer les deux textes « tout en donnant à la notion de communication au public la même signification », et en l’appréciant « selon les mêmes critères ».

Par ailleurs, les doutes émis par le Tribunal régional de Cologne, qui estimait que la décision SCF c/ Marco del Corso – dans laquelle la Cour a jugé que « la clientèle d’un dentiste, dont la composition est largement stabilisée, constitue un groupe de destinataires potentiels déterminé, dont le nombre ayant simultanément accès à la même œuvre est peu important » – l’empêchait de statuer qu’il y avait « communication au public », devraient être levés.

En effet, si la CJUE ne répond pas explicitement à la quatrième question préjudicielle sur l’applicabilité de l’arrêt SCF (contrairement à l’AG selon lequel cette décision « s’écarte de la jurisprudence constante » de la Cour et doit être limitée à son cadre factuel particulier), elle semble appliquer les mêmes critères pour parvenir à la conclusion que les clients de l’établissement de rééducation constituent un « public ». A la différence de Reha Training, le nombre de clients présents simultanément dans le cas du cabinet dentaire était « en général, très limité », ces derniers étant plutôt « présents à tour de rôle » (point 96).

Par cette décision qui s’inscrit dans la lignée de son arrêt OSA sur l’établissement thermal, la Cour adresse donc un rappel à tous professionnels qui rendent des œuvres protégées accessibles à un « public », entendu au sens large (dès lors que le « groupe privé » est dépassé), de s’assurer qu’ils paient les redevances correspondantes.

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