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A l’issue d’une enquête approfondie en matière d’aides d’Etat, la Commission européenne a conclu, le 30 août dernier, que l’Irlande avait accordé à Apple des avantages fiscaux indus, pour un montant de 13 milliards d’euros de 2003 à 2014. Cette pratique a été jugée contraire aux règles de l’UE, Apple bénéficiant d’un traitement spécial qui lui permettait de payer moins d’impôts que d’autres sociétés. La Commission a donc imposé à l’Irlande de récupérer la somme correspondant aux aides considérées comme illégales.
Pour autant, le gouvernement irlandais a annoncé qu’il ne souhaitait pas récupérer cette somme. « A l’issue d’une brève réunion, le gouvernement a décidé de faire appel de la décision de la Commission. Une motion sera présentée mercredi devant le Dail (Parlement) pour obtenir l’approbation de cette décision », a déclaré le porte-parole du gouvernement.
Si l’Irlande dépose effectivement un recours contre la décision de la Commission (elle dispose de deux mois pour le faire), l’Etat-membre devra néanmoins récupérer l’aide d’Etat illégale mais pourra, par exemple, placer le montant sur un compte de garantie bloqué, en attendant l’issue de la procédure devant la juridiction de l’Union.
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Deux « rulings fiscaux » illégaux au regard des règles d’aides d’Etat de l’UE
Apple Sales International et Apple Operations Europe sont des sociétés de droit Irlandais détenues à 100% par le groupe américain Apple (lui-même contrôlé par Apple Inc.). La première achète des produits Apple à des fabricants d’équipements dans le monde entier pour les revendre à l’international. La seconde est chargée de fabriquer certaines gammes d’ordinateurs pour le groupe.
Apple a organisé ses activités de vente en Europe de telle manière que les clients achètent contractuellement ses produits à Apple Sales International en Irlande, plutôt que dans les magasins qui leur vendent physiquement les produits. Ce mécanisme permet à Apple d’enregistrer ses ventes et bénéfices directement en Irlande.
Par ailleurs, un « accord de partage des coûts » avec Apple Inc. prévoit que les deux sociétés irlandaises effectuent des paiements annuels à Apple aux Etats-Unis afin de financer les actions de R&D « qui ont contribué au financement de plus de la moitié de l’ensemble des efforts de recherche déployés par Apple aux Etats-Unis pour développer sa propriété intellectuelle dans le monde ». Ces dépenses étaient légalement déduites chaque année des bénéfices enregistrés par Apple Sales International et Apple Operations Europe.
De plus, en vertu de deux « rulings fiscaux » émis par l’Irlande en 1991 et 2007 qui avalisaient la répartition interne des bénéfices au sein d’Apple Sales International. Cette dernière affectait la plupart de ses bénéfices à un « siège » situé « dans aucun pays, n’employant aucun salarié et ne possédant pas de locaux » d’après la Commission européenne. Par conséquent, seule une fraction des bénéfices d’Apple Sales International était soumise à l’impôt en Irlande. La majorité des bénéfices d’Apple Operations Europe était affectée de la même façon à ce « siège ».
En 2011, par exemple, Apple Sales International a payé moins de 10 millions d’euros au titre de l’impôt sur les sociétés en Irlande, ce qui représente un taux d’imposition effectif d’environ 0,05% de ses bénéfices annuels totaux. Ce taux a diminué jusqu’à 0,005% en 2014. Si, comme le précise la Commission européenne, les « rulings fiscaux » sont en tant que tels parfaitement légaux, ceux-ci réservaient à Apple un traitement fiscal particulier et plus favorable qu’à d’autres sociétés, ce qui est illégal au regard des règles de l’UE en matière d’aides d’Etat.
Dublin souhaite « défendre l’intégrité » du système fiscal Irlandais
La Commission européenne précise que sa décision « ne remet pas en cause le système fiscal général de l’Irlande ni son taux d’imposition des sociétés ». Depuis 2003 et l’instauration d’un taux d’impôt sur les sociétés de 12,5%, l’Irlande attire l’investissement d’entreprises comme Apple (qui y a créé 5000 emplois). De plus, un mécanisme surnommé « Double Irish » permettait aux entreprises comme Apple d’établir une filiale secondaire en Irlande qui n’était pas enregistrée comme redevable de l’impôt sur les sociétés. Sous la pression de Bruxelles, Michael Noonan, ministre des Finances irlandais, avait aboli cette niche fiscale en 2014.
Il estime aujourd’hui que faire appel est nécessaire « pour défendre l’intégrité du système fiscal Irlandais, accorder une certitude fiscale aux entreprises et contester l’empiètement des règles de l’Union européenne sur les aides d’Etat dans la compétence souveraine des Etats-membres sur leur fiscalité ».
L’ancienne commissaire européenne en charge de la concurrence de 2004 à 2010, Neelie Kroes[1], a également défendu le système fiscal irlandais dans une tribune. Elle rappelle que les Etats membres ont le droit souverain de déterminer leurs régimes fiscaux, et que le contrôle des aides d’Etats ne peut venir réécrire ces règles. Selon elle, cette décision implique « un changement d’approche radical de la Commission par rapport aux règles de prix de transfert qui déterminent où les bénéfices sont alloués ». Elle considère la demande de récupération des sommes comme posant « de sérieuses questions quant aux principes de sécurité juridique et d’Etat de droit », la non-rétroactivité étant un fondement du droit fiscal.
Soucieux que cette « décision » (qui n’est pas une « sanction », comme l’a rappelé la commissaire actuelle à la concurrence Margrethe Vestager) porte préjudice aux investissements sur le sol irlandais, Dublin fera appel avec l’aval du Parlement. Il est difficile de dire si la Cour de Justice de l’Union européenne verra dans cette affaire le rétablissement de l’égalité de traitement entre Apple et les autres sociétés, ou une ingérence de l’exécutif européen dans la détermination du système fiscal d’un Etat membre.
La question de la récupération des sommes reste en suspens
D’après la Commission, le montant de 13 milliards d’euros que l’Irlande est chargée de récupérer « pourrait être réduit si d’autres pays exigeaient d’Apple qu’elle paie plus d’impôts sur les bénéfices enregistrés par Apple Sales International et Apple Operations Europe » pour la période 2003-2014. Il serait également réduit « si les autorités américaines exigeaient d’Apple qu’elle paie des montants plus importants à sa société mère américaine pour cette période afin de financer ses efforts de R&D ».
Outre-Atlantique, le Département de la Trésorerie défend une ligne similaire à celle de Neelie Kroes. S’il comprend que la Commission souhaite empêcher les entreprises de parvenir à une « double non-taxation », il considère que cette décision « menace les fondements de coopération et de respect que les pays se sont efforcés de préserver, notamment sur le projet de guidelines fiscales de l’OCDE ». De son côté, Apple attend toujours la réforme de l’impôt sur les sociétés qui lui permettrait de rapatrier les milliards détenus sur des comptes offshore vers les Etats-Unis.
Malgré l’appel du président Obama, la majorité Républicaine au Congrès n’a pour l’instant pris aucune initiative pour réformer un système fiscal qui impose un taux d’impôt sur les sociétés de 35% tout en permettant aux entreprises d’y échapper en s’installant dans des « paradis fiscaux » comme l’Irlande.
[1] Neelie Kroes est aujourd’hui envoyée spéciale de StartDelta, un projet de développement des start-ups dans le secteur des technologies, et fait également partie de la direction de Uber et Salesforce, une entreprise américaine, dont le siège se trouve à San Francisco.