Spotify, leader du marché du streaming musical, a conclu une série de nouveaux contrats lui permettant de recruter directement des artistes sans passer par une maison de disques. C’est une ébauche de changement de modèle économique alors que la société n’est toujours pas rentable et que la concurrence se fait rude. Toutefois, le risque est de susciter l’ire des majors qui détiennent -pour l’instant- 90% de la musique diffusée sur la plateforme.
Une nouvelle approche économique…
C’est le Financial Times qui a révélé l’information : cela fait un an que Spotify a commencé à licencier directement des musiciens même si pour l’instant, l’activité ne recouvre que de faibles montants avec moins d’une dizaine de contrats opérants.
S’engager avec une plateforme peut sans nul doute avoir un réel intérêt pour nombre de petits artistes indépendants : en plus de leur permettre de percer dans un secteur difficile, on peut imaginer qu’ils pourraient bénéficier d’avantages comme une mise en avant dans les playlists éditorialisées (au risque de biaiser la concurrence avec les autres artistes mais c’est une autre question). Et sur le plan financier, ils reçoivent la moitié des revenus issus de chaque écoute – estimés à 0,397 cent américain par stream sur Spotify par le site The Tricordist- et une avance de 15 000 dollars environ. C’est donc une réponse possible à l’épineuse question de la rémunération des artistes puisque ces derniers ne perçoivent que 20 % à 50 % des montants versés par les plateformes de streaming aux maisons de disques. Autre avantage : Spotify n’impose aucune exclusivité aux artistes qui sont seulement tenus à la confidentialité.
Du côté des plateformes de streaming, ces accords directs avec les artistes pourraient être une bonne manière d’améliorer leur rentabilité. En effet, leur modèle économique d’intermédiation entre les labels et le public (mise en ligne de la musique des majors, rémunération grâce aux abonnements et/ ou la publicité, puis reversement d’un certain pourcentage des ventes aux labels et ayants droit) ne permet pour le moment à aucune plateforme, y compris Spotify qui est le leader du secteur, de dégager un bénéfice. Or depuis dix ans, ces sociétés ont consommé des capitaux pour se faire connaître et ouvrir un nouveau marché. Leur pari de faire basculer les consommateurs dans un modèle payant et de recruter des abonnés est aujourd’hui presque gagné. Les investisseurs ont donc des attentes importantes et la prochaine étape sera de continuer à croître tout en atteignant la rentabilité.
Cette nouvelle approche de Spotify est donc logique car à l’instar d’un Netflix qui a en partie court-circuité les studios américains, développer ses propres contenus permettrait à la société d’éliminer des intermédiaires coûteux. Les marchés ont en tout cas bien accueilli la nouvelle puisque depuis ces révélations, l’action a bondi de 6% et la valorisation de Spotify a grimpé de 27 à 30 milliards de dollars.
… Mais une équation complexe
Le secteur de la musique, contrairement à celui des séries et du cinéma où Netflix n’a pas eu de mal à s’imposer comme producteur de contenu, est particulièrement concentré : les majors de l’industrie musicale Universal Music, Sony Music et Warner Music se partagent aujourd’hui l’essentiel du marché.
Ce qui explique la prudence de Spotify car la société court le risque de fragiliser sa relation avec des majors qui, en guise de rétorsion, pourraient lui retirer l’usage de leur catalogues d’artistes. Spotify se contente donc pour l’instant de se tourner vers de petits artistes méconnus et non rattachés à un label. Mais la société pourrait à l’avenir approcher des artistes reconnus qui ont choisi d’évoluer de manière indépendante comme Janet Jackson ou qui ne délèguent à leur label que la simple distribution comme Stromae.
Ce changement de stratégie est fondamental non seulement pour des raisons financières mais aussi parce que la concurrence dans le secteur musical va se faire de plus en plus aigüe. Car même si Spotify a réussi, en une décennie, à se hisser en tête du marché avec 71 millions d’abonnés payants cette année, les GAFA, trésorerie illimitée à l’appui, sont à l’offensive. Mêlant contenus et contenants, les géants américains lient systématiquement leurs produits (téléphones, assistants vocaux et enceintes interactives etc.) à leurs sites de streaming. C’est ainsi qu’Apple Music lancée en 2015 revendique à ce jour 40 millions d’abonnés payants avec une croissance mensuelle de 5% quand Spotify est à 2%. La firme de Cupertino aurait même mis en place fin mai un département d’édition musicale… Même stratégie pour YouTube qui espère convertir au moins une partie de son milliard et demi d’utilisateurs à migrer vers le service payant YouTube Premium. Et Amazon a lancé son service payant Amazon Music Unlimited dans six pays (Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne et France) sans compter l’offre Prime Music réservée à ses abonnés Prime.
L’intérêt des GAFA est justifié : le streaming a redonné des couleurs à une industrie musicale en crise depuis quinze années avec la digitalisation des contenus et la pression du piratage. Selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), les 176 millions d’utilisateurs payants de plates-formes musicales dans le monde ont fait exploser de 41 % le chiffre d’affaires du streaming en 2017 ce qui a généré une hausse de 8,1 % du marché musical -pour la 3ème année consécutive. Jusqu’à présent concentré dans cinq pays (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni et France), le streaming représente un immense potentiel de développement et commence à séduire les pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil etc. Par ailleurs, le secteur est appelé à évoluer avec la data et des outils d’analyse de la consommation de plus en plus fins – ce qui ouvre un large champ d’action aux géants américains de la Tech.
C’est donc pour profiter de cette croissance que Spotify s’est allié en décembre dernier avec Tencent Music, filiale du mastodonte chinois Tencent. Forte de ce nouvel appui, la société compte bien affermir son modèle économique et bousculer l’ordre établi dans une industrie du disque désormais dépendante des revenus issus du streaming.