La Blockchain fait incontestablement partie des avancées technologiques les plus observées aujourd’hui. Ses promoteurs considèrent qu’elle peut permettre l’émergence de la deuxième génération de l’Internet, et qu’elle a le potentiel pour transformer en profondeur le monde des affaires, le modèle des entreprises et la gouvernance même de nos sociétés. Si la technologie a d’abord permis de faire fonctionner le bitcoin, la monnaie virtuelle, elle s’est rapidement développée au-delà des services financiers. Elle se rapproche désormais rapidement des industries de contenu.
• Le principe de la Blockchain : se passer des tiers de confiance
L’Internet a permis de copier, déplacer ou stocker de l’information, mais a conduit à renforcer le rôle des intermédiaires en raison de l’impossibilité d’identifier de manière précise une personne sur le réseau. Les intermédiaires se sont donc imposer notamment comme des tiers de confiance pour gérer les identités, la propriété des différents actifs et permettre des transactions et des transferts de valeur. Une situation qui a donc conduit à renforcer la centralisation des informations et des données. La Blockchain promet une évolution majeure en renversant la situation. En complétant la technologie Peer-to-Peer par celle de la chaîne des blocs, elle décentralise totalement les activités d’identification et d’authentification désormais assurées par des Pairs, au sein du réseau de la Blockchain. Le protocole permet à la fois d’établir des règles inscrites dans le code informatique qui sont distribuées sur le réseau de la blockchain et de crypter les échanges afin d’assurer l’intégrité des identités et des données échangées. Ce « Protocole Trust » joue le rôle d’un grand livre des comptes, décentralisé, permettant la transparence et la confiance.
La Blockchain a depuis son invention en 2008 déjà connu une évolution majeure avec le projet Ethereum développé par un jeune informaticien russe de 19 ans, Vitalik Buterin. Ethereum (financée par le crowdfunding et géré par la Fondation Ethereum) permet d’ajouter à la technologie du Blockchain la notion de contrat intelligent, ou « Smart Contracts » afin de gérer les différents actifs. Les contrats intelligents qui viennent s’insérer dans la chaîne des blocs sont des programmes informatiques qui mettent des partenaires en relation et créent des règles dans les transactions tout en vérifiant leurs conditions de validation et la légitimité des différentes parties. Il n’y a plus besoin de confiance entre les partenaires ni de tiers de confiance central puisque c’est le système qui dans sa décentralisation garantit la validité et l’honnêteté de la transaction.
• Les premières applications de la Blockchain pour l’industrie du divertissement
Si la finance a donc été la première industrie touchée par la technologie – en raison notamment de son caractère très régulé et centralisé – la Blockchain commence aujourd’hui à étudier les opportunités offertes par l’industrie du divertissement. D’après Vitalik Buterin lui-même, c’est la musique qui apparaît comme un terrain d’expérimentation privilégiée en raison de la déperdition de valeur pour les artistes, induite par le modèle économique du streaming. Buterin envisage donc une grande application qui d’ici 5 ans permettra aux artistes de gérer eux-mêmes leurs royalties (1). Et le développeur de préciser que « la presse pourrait également trouver [avec la Blockchain et Ethereum] des modèles de paiement d’articles à l’unité ».
En juillet 2015, la publication d’un rapport du think tank américain « Rethink Music » a officialisé l’idée de point d’applications possibles de la Blockchain pour l’industrie musicale. L’idée de base est d’utiliser la chaîne des blocs associée à Ethereum pour apporter plus de transparence au débat sur les revenus générés pour les artistes par les plates-formes de streaming. Le rapport propose à l’industrie musicale d’envisager la création d’une base de données décentralisée des différentes propriétés sur les droits musicaux, à partir de laquelle il serait possible de gérer automatiquement les flux de rémunération associés aux différentes utilisations. Le paiement des différentes redevances serait lui aussi automatisé puisque le partage pour chaque œuvre aura été déterminé par un mélange de statuts et de contrats ajouté à la base de données. Si la recommandation de « Rethink Music » a intéressé nombre de syndicats d’artistes, elle a également fait couler beaucoup d’encre en raison de ses implications pour les labels. De fait, si le système permet à toutes les parties d’accéder immédiatement aux revenus après qu’ils soient générés, un tel système de paiement conduirait à désintermédier les tiers qui gèrent aujourd’hui les redevances – maisons de disques, éditeurs – en étant transmises directement à l’artiste et à l’auteur-compositeur.
L’ampleur des travaux à réaliser pour mettre en place une telle proposition, à commencer par la construction d’une base de données complète et précise des droits musicaux (l’idée du Global Repertoire Database ou GRD est régulièrement portée puis abandonnée par l’industrie) reste un frein majeur, au-delà des dissensions entre les différents acteurs de la chaîne de valeur. Il n’en reste pas moins que la réflexion a permis d’initier plusieurs travaux de recherche et plusieurs projets du côté des start-ups spécialisées dans la Blockchain et le protocole Ethereum.
Trois projets majeurs sont ainsi en cours : Peertracks, Bittunes et Ujo Music auquel on pourrait ajouter la plate-forme Mycelia lancée par le musicien Imogen Heap. Malgré des objectifs différents, la philosophie est dans tous les cas identique et part du postulat qu’à l’avenir, chaque morceau créée par un artiste sera automatiquement stocké sur une Blockchain et disposera de son propre ID unique.
A partir de là, Peertracks cherche à utiliser la technologie pour développer des « tokens », sorte de jetons monétisables dont la valeur dépendra de la popularité de chaque artiste. Le système est associé à une crypto-monnaie au sein de la chaine de blocs baptisée MUSE qui, outre la gestion des droits, permet donc également le mécanisme de paiement lui-même.
Bittunes pour sa part souhaite créer un nouveau marché de la musique indépendante en associant le public aux rémunérations liées au succès des artistes. L’artiste dépose son œuvre sur la Blockchain, est rémunéré en monnaie virtuelle pour chaque vente mais les redevances sont également partagées avec les Pairs, nouveau type de diffuseurs qui ont approuvé/certifié les blocs et ainsi permis de nouvelles ventes.
Enfin, Ujo Music, développé par la strat-up ConsenSys se concentre sur les problèmes de distribution (création et transfert) des droits et des licences en temps réel et automatise les paiements en utilisant des contrats intelligents.
• SingularDTV, premier projet d’envergure pour appliquer la Blockchain au cinéma et à la TV
On le voit, la complexité actuelle des expérimentations freine encore le développement d’usages grand public. Mais les projets se multiplient et touche par capillarité de nouveaux secteurs du divertissement. De fait, avant même la concrétisation des premiers projets musicaux et les premiers retours d’expérience, une première start-up s’intéresse désormais à la vidéo : SingularDTV.
SingularDTV (S-DTV) a été officiellement lancée le 1er juin. La promesse est particulièrement intéressante car elle dépasse le seul aspect technologique en replaçant le contenu et le public dans le dispositif alors que les expériences musicales se concentrent sur les artistes. De fait, S-DTV agrège trois aspects différents : d’abord une plate-forme de distribution développée sur les technologies de la Blockchain et de la “machine virtuelle” Ethereum. C’est l’aspect le plus « classique » de la Blockchain et S-DTV a signé un partenariat avec ConsenSys afin de pouvoir adapter les contrats intelligents du prototype Ujo Music à l’univers de la vidéo et à sa propre plate-forme. D’un point de vue technique c’est donc ConsenSys qui supportera l’architecture du service S-DTV.
Mais cet aspect est couplé à un portail de vidéo à la demande qui permettra aux réalisateurs ou producteurs de films, séries ou documentaires indépendants de proposer directement leurs contenus avec bien sûr un système de rémunération directement relié à la plate-forme de gestion des droits. Ce faisant, S-DTV apportera à l’écosystème Ujo de nouveaux droits cinématographiques et télévisuels qui lui permettront de se développer et de se diversifier au-delà de la musique, permettant à ConsenSys de se rêver en plaque tournante de la Blockchain pour l’ensemble des contenus de divertissement.
Enfin, S-DTV est également un studio de production avec dès à présent le développement d’une première série de science-fiction de 40 épisodes, Singular, autour du thème de la singularité. La production exécutive a été confiée à Kim Jackson (société de production Evolution Media) qui a travaillé auparavant sur plusieurs projets dont le plus connu est Munich (Steven Spielberg, 2005). Le tournage doit commencer à New York et au Panama en octobre 2016 pour une mise en ligne en juin 2017. La série a été pensée pour une distribution internationale (tournage en plusieurs langues et avec un casting américain, russe et chinois). Le portail S-DTV sera le point d’entrée obligée pour toute la distribution (vente des différents droits d’exploitation pour l’ensemble des fenêtres). D’ici là, plusieurs documentaires sur la singularité et la technologie Blockchain seront également produits puis distribués par S-DTV. L’objectif affiché pour ces différentes productions est de valider le concept global du service qualifié de « Blockchain entertainment studio ». L’étape suivante devrait être naturellement le crowdfunding de ces programmes via la blockchain.
S’il est beaucoup trop tôt pour spéculer sur les chances de réussite du projet S-DTV, celui-ci mérite l’attention en raison des enjeux derrière cette tentative de créer de toute pièce, grâce aux technologies Blockchain, une nouvelle forme de studio de production pour des contenus professionnels de cinéma et de télévision. Les modalités du P2P à la base de l’architecture de réseau distribuée qui était à l’origine du modèle de l’Internet avant le succès du web redeviennent d’actualité. Le modèle décentralisé et sans tiers de confiance jouerait alors à plein la désintermédiation et aurait en cas de succès le potentiel de redéfinir en profondeur la chaîne de valeur, les droits des utilisateurs et le rôle de l’ensemble des intermédiaires.
(1) Vitalik Buterin : «Les blockchains géreront des milliards d’utilisateurs d’ici 5 ans», Les Echos, 13 janvier 2016