Le cabinet américain Analysis Group, dont le siège social se situe à Boston et qui dispose de 14 antennes en Amérique, en Europe et en Asie, a rendu public le 10 septembre une « Etude économique des mesures envisagées pour transposer la directive européenne sur les Services de Médias Audiovisuels en France ». La publication de cette dernière, qui a été réalisée avec « le soutien de Netflix », coïncide avec l’avancement des discussions entre les plateformes et les pouvoirs publics, afin de déterminer le niveau de la contribution à la création qui sera demandée aux services de médias audiovisuels établis hors des frontières.
Une étude politiquement sensible
L’étude a été réalisée par trois économistes : Antoine Chapsal, professeur affilié à Sciences Po, Emmanuel Frot, Vice-Président et Pierre-Yves Crémieux, Président d’Analysis Group. Les trois auteurs sont spécialisés dans le droit de la concurrence et de la régulation. Analysis Group est l’un des plus grands cabinets internationaux de conseil en économie. Parmi ses travaux, on peut retenir l’évaluation des compensations économiques suite à la réallocation de la bande des 280 MHz au bénéfice des réseaux 5G des opérateurs télécoms (étude financée par Verizon), et celui, réalisé pour Apple, visant à établir que le taux de commission de 30% sur les transactions de l’App Store était similaire à celui des autres magasins d’applications et des marchés de contenu numérique.
La sensibilité du sujet de la transposition de la directive SMA et son importance pour l’audiovisuel français et plus globalement la politique d’exception culturelle conduisent bien-sûr à faire de l’étude un objet politiquement sensible. Dans le compte rendu publié le 10 septembre par Satellifax, Antoine Chapsal, démentait tout manquement académique destiné à servir les intérêts de Netflix. Pour autant, le monde du cinéma n’a pas tardé à faire entendre sa voix. Le 14 septembre, Marc Missonnier, Vice-président de l’UPC – Union des Producteurs de Cinéma parlait sur Twitter d’une « vaste blague » s’inscrivant « dans une campagne de désinformation qui ne fait que commencer ». Le tweet a depuis été supprimé. Si la polémique est inévitable, ce sont plutôt les conclusions de l’étude qui devraient nourrir le débat.
Une conclusion choc : des obligations de financement indépendantes du chiffre d’affaires
Rédigée en français, elle déroule en une vingtaine de pages 81 points conduisant à sa principale conclusion : afin de soutenir plus efficacement la production et la diffusion de contenus locaux, il est préférable que les pouvoirs publics fixent un montant global d’investissement dans la production correspondant aux besoins du secteur. Ce dernier, qui devrait être inférieur ou égal « à celui atteint depuis de nombreuses années », serait indépendant du chiffre d’affaires des diffuseurs mais réparti de manière « équitable » entre eux. Les services de vidéo à la demande par abonnement prendraient bien sur leur part dans cette répartition, ce qui permettrait d’alléger les obligations des chaînes historiques. Autrement dit, au terme de la transposition de la directive SMA, les obligations de financement de la création devraient être indépendantes du chiffre d’affaires des diffuseurs et non plus calculées sur un pourcentage de leur chiffre d’affaires.
Analyse de l’étude
L’argumentaire permettant de parvenir à cette conclusion s’articule comme suit :
- Des obligations de financement indexées sur le chiffre d’affaires des diffuseurs conduiraient à une augmentation très significative de l’enveloppe « fléchée » vers la production, si l’on en retient comme hypothèse une obligation pour les services SVoD de financer la création européenne à hauteur de 25 % de leur chiffre d’affaires (points 7 – 13).
- Analysis estime qu’un tel dispositif aboutirait à augmenter la contribution totale des diffuseurs de 33 %, à échéance 2023 (+400M€), soit 1 676M€ (contre 1 261 M€) en 2019. Analysis suppose par ailleurs que 80% de ce montant serait consacré à la production locale (hypothèse de travail de Franck Riester, selon Antoine Chapsal cité par Satellifax) ; le CNC évalue à 813M€ le chiffre d’affaires de la SVoD en 2019. Dès 2020 donc (compte tenu du calcul des engagements d’une année donnée sur les recettes de l’exercice précédents), 203M€ auraient été affecté au financement de la création européenne, dont 163 M€ à des productions françaises si on retient l’hypothèse des 80%.
- Cette augmentation de la contribution à la création est injustifiée, inutile et même dangereuse.
- Injustifiée car le rapport de force sur le marché français entre diffuseurs et producteurs s’est profondément transformé au bénéfice des producteurs. Ceux-ci sont maintenant des groupes d’envergure internationale en capacité de concurrencer les majors américaines et d’amortir leurs productions sur de multiples territoires. Face à eux les diffuseurs, de plus en plus nombreux, sont en concurrence pour acquérir des droits de contenus locaux (points 14 – 35).
- Il est incontestable que le rachat d’Endemol Shine par Banijay pour bâtir un groupe à 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ou les nombreuses acquisitions effectuées et/ou annoncées par Mediawan (Black Dynamite, Fit Production, Radar Films et, en mai 2020, Lagardère Studios) confortent leur capacité de négociation, en France comme à l’international.
- La 4ème édition du « Tissu économique de la production audiovisuelle » publiée par le CSA en 2019 et portant sur la période 2000-2017, rend compte plus globalement de la croissance du secteur. Le chiffre d’affaires annuel du secteur de la production audiovisuelle s’élevait à près de 3Mds€ courants en 2016, en progression de 29 % sur l’ensemble de la période. Pour autant, ce dernier reste très éclaté : les 10 plus grandes entreprises ne représentaient alors que 15,4 % du chiffre d’affaires global, et les 200 premières 69,2 %.
- Inutile car elle n’a pas d’effet « nécessairement » positif sur la création (points 36 – 39).
- L’argument est construit autour des statistiques publiées annuellement par le CNC dans ses différents bilans. Il consiste à prendre, d’un côté, le montant annuel des contributions des diffuseurs au cinéma et à la production audiovisuelle ; d’autre part le nombre de films d’initiative française et le volume horaire de la production audiovisuelle, pour montrer finalement qu’il n’existe pas de corrélations entre les deux variables sur la période 2009-2019. Les années où les contributions sont les plus importantes ne sont pas forcément celles où la production française est la plus abondante en nombre d’heures des programmes audiovisuels produits ou de nombre de films réalisés. Si l’objectif n’est pas de porter un jugement de valeur sur l’étude, il semble tout de même bien illusoire d’évacuer un sujet aussi complexe que celui-ci en se contentant de 4 paragraphes illustrés par deux schémas… Même si on conserve comme seul indicateur celui du volume de la production audiovisuelle ayant obtenu un soutien financier du CNC, il est possible de faire parler les chiffres bien différemment. Il aurait été intéressant par exemple d’isoler la fiction au sein de l’agrégat de la production audiovisuelle aidée. Et de préférer une analyse tendancielle à la recherche d’une corrélation directe qui ne tient pas compte de l’effet calendaire (les chiffres de l’investissement « ne reflètent pas exactement la production des chaînes chaque année » expose le CNC lui-même). On constate alors que le volume de fiction produite est en hausse constante depuis 10 ans, et a dépassé en 2019 le seuil des 1 000 heures, pour la première fois depuis 1996. Dans le même temps, la contribution des diffuseurs à la production des programmes de fiction a augmenté de 9,2 % par rapport à 2018, à 583,7M€.
- Dangereuse, pour trois raisons :
1- L’augmentation de la contribution à la création va entrainer une hausse des coûts de production des contenus locaux. Les investissements étant plus importants, la demande des diffuseurs pour du contenu local va augmenter et le marché amont de la production ne sera pas suffisamment élastique pour s’adapter (points 40 – 47).
- La démonstration prend l’exemple du casting comme variable non élastique. « Les stars sont par définition rares. L’augmentation du niveau agrégé des investissements se traduira donc par une concurrence plus forte pour les acteurs et les réalisateurs les plus populaires ». En parallèle, la surabondance de contenus locaux réduirait son attractivité aux pour le public, donc sa rentabilité pour les diffuseurs qui se concentreraient sur les contenus les moins risqués, donc les auteurs, acteurs et réalisateurs les plus recherchés, participant ainsi à la hausse des coûts de production.
Sans préjuger de la validité du raisonnement, on constate un décalage entre le risque mis en avant (et illustré par l’exemple de ce qui a été constaté sur le marché américain ; en France, et s’agissant du cinéma au moins, la part des cachets ne peut pas dépasser 15% du budget de production) et le positionnement de Netflix sur le marché français.
Si la plateforme est bien évidemment, comme partout ailleurs, à la recherche de hits locaux, ses investissements dans la production française ont jusqu’alors plutôt fait la part belle à la diversité et aux nouveaux talents. Il s’agit même d’un de ses axes de communication dans l’hexagone. « Quasiment tous les projets sur lesquels nous travaillons, Sara, Diego ou moi, sont des premières. Nous sommes vraiment dans une logique de début d’expérience, de constitution de nos équipes, avec une approche pragmatique, à l’écoute de tous les partenaires du marché français » (Damien Couvreur, Directeur des séries originales françaises) ; « La France représente aujourd’hui une très grande opportunité parce qu’elle dispose d’une industrie audiovisuelle démesurée par rapport à la taille du pays, et donc d’un nombre considérable de talents créatifs avec qui travailler. » (Diego Bunuel, ancien directeur des documentaires de Netflix pour l’Europe).
2-L’augmentation de la contribution à la création va créer l’équivalent d’un droit de douane sur les contenus étrangers, y compris européen (points 48 – 57).
- L’idée sous-jacente est facile à comprendre : une obligation de contribution directement indexée sur le revenu total du diffuseur incitera le diffuseur à davantage investir dans des contenus locaux qu’il ne le ferait spontanément… Mais c’est précisément l’objet du dispositif de soutien à la production mis en place en France ! Finalement sur les trois pages consacrés à ce « droit de douane », on ne trouve que deux points (points 54 et 55) apportant des données censées étayer l’argument, sans bien comprendre en quoi elles y parviennent toutefois. En point 54, Analysis Group a retravaillé des données sourcées CSA (les tableaux des « APPORTS DANS LES OEUVRES AUDIOVISUELLES AIDÉES SELON LE GROUPE » extraits du « Guide des chaînes » publié chaque année et qui sont vraisemblablement plutôt produites par le CNC), pour calculer le rapport en pourcentage entre la contribution théorique et effective des principaux diffuseurs (TF1, FTV, Canal+ et M6) à la production audiovisuelle française entre 2013 et 2017. Les données de base permettant de calculer ce pourcentage ne sont pas fournies. Le résultat est une représentation graphique sous forme d’histogramme montrant que l’on est peu ou prou, selon les années et les groupes, sur un rapport de 100%. L’étude estime que cela « met en évidence que les principaux diffuseurs investissent chaque année en fonction de leurs obligations et suggère qu’en l’absence de ces obligations, les investissements seraient probablement plus faibles » …
- Le point 55 s’attache lui à noter que les obligations de contribution peuvent conduire à « des investissements en pure perte ». Il cite à ce sujet un court extrait d’un rapport de la Cour des Comptes de 2016 consacré à France Télévisions et qui pointait le problème des dépréciations de programme (la conservation en stock de programmes qui ne sont plus diffusables) en raison « d’une commande de programmes excédant les capacités de la grille ».
- Si le sujet est intéressant, il n’est pas corrélé avec la question des obligations d’investissement. Il s’agit comme le note la Cour des comptes d’un problème de pilotage des achats de programme. De plus, le rapport note que « le stock de programmes du programme national s’élève à 764 M€ en 2015, en baisse continue depuis 2012. En 2014, ces stocks se décomposent en 52 % de stock « à venir » qui constitue en fait des programmes en cours de fabrication ou terminés mais non encore diffusables, 43 % de programmes « vivants » (p.170), c’est-à-dire diffusables et 6 % de programmes ayant fait l’objet d’une dépréciation ». Ces 6% correspondent à 37M€. Et, « sur les 37 M€ de programmes dépréciés en 2015, 48 % l’ont été pour changement de case sur la même antenne, 15 % pour cause de changement d’antenne (« circulation ») et 36 % pour non diffusion ». On parle donc de 13M€ de programmes non diffusés en 2015, qui constitueraient donc le « mésinvestissement » induit par l’existence des obligations de financement ; la même année, le coût de grille du « programme national » (France 2, France 3, France 4, France 5, France Ô) s’élevait à 1 068M€.
3-L’augmentation de la contribution à la création risque de réduire la différenciation des offres des diffuseurs (points 58 – 69).
- Si les offres des principaux diffuseurs sont aujourd’hui différenciées, l’étude pointe le risque d’une homogénéisation des catalogues des services de SVOD, ceux-ci devant acquérir « des licences pour des contenus qui sont généralement distribués par les diffuseurs traditionnels ». On apprend d’ailleurs à cette occasion que Netflix « a annoncé récemment un partenariat pour diffuser certains matches de Ligue 1 de football » (sic) ! (allusion probable à l’accord de bundling purement commercial conclu entre Netflix et TELEFOOT ; un article des Echos est d’ailleurs mentionné en note de bas de page mais il semble n’avoir pas été lu dans son intégralité).
- L’homogénéisation des catalogues pourrait conduire à la réduction du phénomène de « multi-homing », soit le multi-abonnement à la SVOD, ce qui « pourrait faire émerger quelques opérateurs particulièrement puissants, au détriment de leurs concurrents. » Analysis semble ici quelque peu éloigné des réalités du marché français de la SVOD, très fortement dominé, pour l’heure, par un acteur (qui ne diffuse pas de football…).
- Reste un argument qui mérite un point de vigilance particulier. Il s’agit de celui de la tension sur les droits. S’il s’agit déjà d’une réalité, l’étude estime que « [les « diffuseurs historiques] seront confrontés à une concurrence de plus en plus vive sur les contenus locaux, sans pour certains, disposer nécessairement des ressources suffisantes pour développer une offre compétitive ». On est bien sûr au cœur de la problématique de l’audiovisuel aujourd’hui. On peut regretter que le sujet soit résumé en 5 lignes.
Un débat pourtant central
On peut regretter au-delà que l’étude, à force d’ajouter raisonnements mal étayés et erreurs factuelles (la plus remarquable étant celle de l’arrivée de la Ligue 1 sur « l’antenne » de son commanditaire Netflix) offre une occasion tentante à ceux qui préfèrent éviter le débat central qu’elle soulève : celui du « juste niveau » de financement de la production et des risques inflationnistes associés à l’augmentation du montant qui y est dévolu.
S’agissant de la production cinématographique, il aura fallu une intervention du CNC pour « caper » le niveau des cachets, après que le distributeur et producteur Vincent Maraval en ait dénoncé l’inflation dans Le Monde. C’était en décembre 2012. Il y a presque 8 ans. En milieu de décennie, plusieurs producteurs de fiction TV avaient confié à NPA leur impression d’être considéré dans la profession comme des « jaunes » parce que les adaptations qu’ils avaient apporté à leurs méthodes de tournage (utilisation des décors virtuels, tournage à deux plateaux…) leur permettait de réaliser des séries de prime time à « valeur de prod » équivalente, mais pour un coût de 35% à 40% inférieur avec les budgets généralement alloués à cette case stratégique.
Une véritable étude économique sur le sujet, constituerait, à elle seule, un outil d’aide à la décision précieux pour les pouvoirs publics.