Que retenir des points de vue divergents sur le projet de marché unique numérique européen, défini comme l’une des priorités de la Commission européenne ?
Francine Mariani-Ducray – Membre du CSA
Francine Mariani-Ducray est intervenue, à titre principal, sur le projet de révision de la directive Services de Médias Audiovisuels (SMA) publié la semaine dernière par la Commission européenne.
S’agissant de l’insertion des plateformes dans la régulation audiovisuelle, Francine Mariani-Ducray estime qu’elle marque un « début de rétablissement de l’égalité entre acteurs traditionnels et plateformes », en imposant à ces derniers, notamment, de proposer un minimum d’œuvres européennes dans leurs catalogues.
En outre, Mme Mariani-Ducray salue la collaboration entre les différents régulateurs européens, « résultat d’un travail intense mené depuis plusieurs années à l’initiative du président Olivier Schrameck », et dont le projet de directive est une illustration.
Elle souligne par ailleurs le fait qu’il y aura surement des apports supplémentaires avant l’adoption définitive du texte : « il faut rester vigilant sur d’autres sujets qui nous paraissent importants, notamment le financement de la création et la diversité culturelle, piliers de la régulation à la française ».
La conseillère achève son intervention en évoquant les travaux menés par les institutions européennes sur les droits d’auteur. A ce sujet, elle met en avant deux points de vigilance : la portabilité, qui « ne se voit pas encore dans les textes » ; et la territorialité des droits.
Didier Casas – Secrétaire général de Bouygues Telecom
Didier Casas s’est d’abord prononcé sur la portabilité des droits d’auteur. « En tant qu’opérateur de télécommunications, cela fait partie des sujets que l’on suit. Il ne nous semble pas qu’il y ait une demande de nos clients quant à la possibilité de consommer des contenus partout en Europe ».C’est, selon lui, une revendication davantage exprimée par les parlementaires européens eux-mêmes.
Sur ce point, Didier Casas a néanmoins fait part d’un point de préoccupation quant à l’évolution des interfaces clients : « lorsque que l’on veut accéder à des contenus, justifier que l’on est résident de tel ou tel pays pour pouvoir bénéficier d’un tel droit paraît moins ergonomique et fluide. »
S’agissant du projet de révision de la directive SMA, il estime que le début d’égalité entre les opérateurs régulés et les plateformes est une bonne nouvelle. « Il n’y a aucune raison que des entreprises qui mettent au centre de leur modèle économique l’éditorialisation des contenus ne fassent pas l’objet d’une réglementation, notamment en matière de protection des mineurs et de publicité ».
Il s’est ensuite exprimé sur la question de la gestion du spectre. « On dit souvent que l’État a l’avantage de voir loin, et que les entreprises privées se débrouillent avec le temps court. C’est l’inverse qui s’est produit sur la question du spectre ». Il ajoute : « la logique de sa gestion répond uniquement à des préoccupations budgétaires de l’État qui décide de mettre en vente le spectre à des dates qui ne correspondent parfois à rien, en termes de maturité technologique. » Cette logique s’est illustrée, selon lui, avec le transfert de la bande des 700 MHz aux opérateurs de communications électroniques. « Ce transfert n’était pas indispensable du point de la gestion des flux et de l’augmentation de la data », souligne-t-il.
Didier Casas estime par ailleurs que « la seule façon de gérer le spectre est de fixer des règles au niveau européen, pour aboutir à une gestion synchrone dans tous les Etats. »
Il s’est enfin prononcé sur le sujet de la neutralité du net : « ce qu’a fait le droit européen et à sa suite le projet de loi Lemaire est plutôt positif. Le sujet est pris au bon niveau en fixant des grands principes ».
Cette avancée reconnaît par ailleurs le droit à l’accès aux contenus pour tous. « Aujourd’hui, même avec le très haut débit, on a quand même un besoin de gestion de trafic, de s’assurer que les flux soient de bonne qualité pour certains usages. Il faut que cela soit pérenne pour l’avenir, notamment avec l’arrivée de la 4K, et plus tard de véhicules autonomes », souligne-t-il.
Il conclut : « nous sommes très attentifs aux travaux du BEREC, qui est train de finaliser les éléments de neutralité du net qui vont s’appliquer et diriger les conditions dans lesquelles on va pouvoir exercer notre métier, notamment sur la question fondamentale du zéro rating qui renvoie à la capacité d’offrir des services particuliers sans les décompter des forfaits. Nous considérons que la réglementation communautaire va dans le bon sens. »
Olivier Huart – Président de TDF
Pour Olivier Huart, l’enjeu majeur est celui de la gestion du spectre, qu’il qualifie de véritable « guerre ». A ce sujet, la décision du gouvernement français de vendre la bande 700 MHz aux télécoms, bien avant l’échéance de 2020 fixée par le rapport de Pascal Lamy fut source de mécontentement, et ce pour tous les acteurs. Il rappelle que les acteurs de la diffusion audiovisuelle ont restitué, ces dernières années, la moitié de l’ensemble du spectre dont ils disposaient.
Olivier Huard souligne néanmoins la récente modernisation de la TNT, passée au tout HD, et qui, dans un futur proche, se convertira à l’UHD. Ce n’est pas un « ilot isolé », mais une plateforme qui communique avec le Web et fonctionne dans un écosystème numérique. « La TNT est importante car elle rend visible, et finance, la création européenne. » Aujourd’hui, au travers des obligations des chaînes, c’est plus de 1,2 milliards d’euros qui sont réinjectés dans l’industrie des contenus.
L’enjeu est de faire la part des choses entre une volonté court-termiste de fréquences, et une promotion à long terme de la culture et de la création. « Nous avons pris l’initiative de constituer un grand groupe au niveau européen pour faire valoir ces éléments. »
Ainsi, Olivier Huart appelle à la vigilance quant à la protection de l’utilisation du spectre pour l’audiovisuel, et encourage l’ouverture d’un débat plus large, qui tient compte de son financement. « Il faut une réelle consistance du projet européen, avec une vision plus citoyenne et politique de ce que l’on doit faire de l’Union européenne, pour avoir un marché qui pèse face aux géants américains et asiatiques. »
Hervé Rony – Directeur général de la SCAM
Pour Hervé Rony, la régulation européenne en matière de droit d’auteur ne fonctionne pas très bien. Les obligations fondamentales de l’Union européenne, notamment la libre circulation, se heurte à une forte territorialisation des dispositifs nationaux dans le secteur des médias.
Cette difficulté explique le malentendu entre les ayant-droits et la Commission européenne. Toutefois, cette dernière commence à prendre conscience des enjeux du secteur et a reconnu l’importance de la territorialité des droits. Il faut trouver un cadre minimal qui permette que toute œuvre accessible en ligne donne lieu à rémunération et finance la production. Sur ce point, la proposition de réforme de la Directive SMA est un début. « On verra pour la directive sur le droit d’auteur, dont le projet devrait être publié le 21 septembre. »
Toutefois, pour Hervé Rony le vrai problème est celui de la discrimination fiscale au sein de l’Union européenne. « La question du droit d’auteur est secondaire, ce n’est pas le nerf de la guerre. »
Il souligne un autre sujet majeur, celui de la définition du droit à la communication au public en ligne, qui sous-tend la question de la possibilité d’une rémunération pour l’accès à une œuvre par un lien profond.
Enfin, Hervé Rony exprime le souhait d’une évolution de la responsabilité des hébergeurs, par une modification de l’article 14 de la Directive commerce électronique, rappelant que, désormais, les hébergeurs sont parfois aussi des éditeurs de contenus, ce qui n’était pas le cas lors de l’adoption de la directive en 2000.
Hervé Rony salue les travaux du Parlement européen, moins centré, contrairement à la Commission, sur la construction libérale du marché unique numérique.