Onze heures de live vidéo ; sept animateurs, youtubeurs et/ou journalistes pour des médias numériques (Hugo Travers, Florent Guignard, Jean Massiet) ; neuf ministres (Jean-Michel Blanquer, Sébastien Lecornu, Franck Riester, François de Rugy, Emmanuelle Wargon…) et plus encore le premier d’entre eux Edouard Philippe ; les interventions de nombreux « simples citoyens » et la possibilité pour les internautes d’interpeller les participants via un chat… N’était le plateau que la télévision soviétique des années 70 n’aurait certainement pas renié, le Débathon organisé ce mardi 19 février sur la plateforme Twitch et relayé par YouTube avait tout pour rendre jalouses les plus grandes rédactions de France.
Mais à l’arrivée… ce mercredi matin, le total de ceux qui avait suivi l’évènement – en direct ou en replay – s’établissait à… 12 933 sur Twitch et à 59 345 sur YouTube, soit 72 278. A titre de comparaison, La grande explication organisée autour d’Edouard Philippe le 13 février avait été suivie sur LCI par 848 000 téléspectateurs en moyenne, avec un pic à 992 000 ; L’Emission politique « quand la France se parle » en avait respectivement rassemblé 2,06 et 2,74 millions sur France 2 le 24 janvier, et l’intervention d’Emmanuel Macron le 10 décembre en avait totalisé 23, en étant diffusée simultanément sur TF1, France 2, M6 et les chaînes d’information il est vrai. Ultime élément de comparaison, la secrétaire d’Etat Emmanuelle Wargon indiquait le 15 février que le nombre des contributions recensées sur le site dédié au Grand Débat approchait du seuil des 900 000.
Certains verront dans la maigre audience de ce Débathon la confirmation de la difficulté d’intéresser les jeunes à ce dernier, ainsi qu’Edouard Philippe le pointait fin janvier. A lire nombre de messages publiés sur le chat de l’évènement, cette faible participation peut aussi s’expliquer par la défiance vis-à-vis d’une opération perçue comme relevant avant tout de la « propagande gouvernementale » et du dispositif de campagne de la majorité en vue des élections européennes.
Mais au-delà, on est tenté de s’interroger sur une forme de naïveté de la part de ceux qui ont conçu cette opération, et/ou de méconnaissance – symptomatique – de la réalité des environnements numériques. On passera sur le décalage visuel entre ministres en cravates et animateurs et djeuns en sweat shirts, et sur le sentiment d’improvisation cultivé jusqu’à la présentation très approximative – dans l’intitulé de leurs fonctions – des invités du jour.
Surtout, la construction 1/ je veux faire participer des jeunes au débat, 2/ Twitch est très fréquenté par des jeunes, 3/ il faut donc aller à leur rencontre sur la plateforme en mobilisant pour l’occasion plus du quart du gouvernement, relève au final du sophisme. Twitch est principalement dédié au streaming de jeu vidéo. Les joueurs vont y regarder les parties des autres ou y donner à voir celles qu’ils sont en train de jouer. Pas forcément pour y débattre « Organisation de l’Etat et des services publics » ou « Démocratie et citoyenneté ». Pour tenter un parallèle IRL (in real life dans la novlangue numérique), imagine-t-on la ministre des Sports s’inviter le week end sur les terrains de football ou dans les fitness center pour discuter de l’organisation des J.O. de 2024, au motif que les présents correspondent à la cible de débatteurs recherchée ?
Un regard aux messages laissés dans le chat au fil des propos de Jean-Michel Blanquer est assez éclairant sur ce décalage.
Difficile enfin de ne pas voir dans ce Débathon une forme d’inconséquence gouvernementale dans la stratégie affirmée vis-à-vis des GAFA : depuis plusieurs mois déjà, la France s’est placée en pointe pour l’instauration d’une taxe sur les géants du numérique. Au niveau européen, d’abord, puis considérant que le consensus tardait trop, en annonçant une initiative au niveau national. Comment ne pas voir dans ce débat du mardi une forme de légitimation de ce que les ministres disent combattre le lundi ? avec, s’agissant de Twitch, une dimension supplémentaire touchant à la lutte contre le piratage : après avoir suivi le Débathon hier, et comma pour chaque compétition sportive significative, il était facile de trouver sur Twitch des streams pirate du match de l’OL contre le Barça…