Il y a décidément des sujets qui sombrent, systématiquement ou presque, dans la confusion, et empêchent tout débat serein. La concentration des médias en fait partie. La tribune du collectif de professionnels de la presse, de la télévision et de la radio publiée ce mercredi 15 décembre par Le Monde en apporte une nouvelle illustration. La campagne électorale qui est engagée, avec son lot de tentations chez certains candidats de faire des journalistes un bouc émissaire n’aidera certainement pas à la mesure des échanges au cours des mois à venir ; souhaitons que la mission diligentée par le gouvernement et la commission d’enquête mise en place par le Sénat y seront plus propices.
Quelques idées simples peuvent, espérons-le, aider à éclairer le débat.
Être au clair sur les différences qui existent entre pluralisme des opinions, pluralité des sources, et propriété de ces dernières est la première condition.
Poussons le raisonnement jusqu’à l’absurde : est-il préférable que l’ensemble des médias soit dans la même main, mais que chacun fonctionne dans le respect du pluralisme et assure à chaque courant politique, philosophique… la possibilité de s’exprimer de façon équitable, ou que chaque média soit détenu par des propriétaires différents, mais qu’ils soient porteurs d’un même point de vue ?
L’identité de l’actionnaire est une chose, la capacité de la rédaction à travailler de façon indépendante en est une autre.
Au demeurant, on pourrait opposer au name and shame de ces derniers jours (Bolloré, Arnault, Drahi, Niel, Crédit mutuel) un renvoi trente ans en arrière : Bouygues était déjà propriétaire de TF1, et Suez l’un des deux actionnaires de référence de M6 ; Lagardère (+ Matra à l’époque) détenait le premier groupe mondial de presse magazine, une partie de la PQR (La Provence et Var Matin notamment), Europe 1 et la Cinq ; Yves de Chaisemartin était aux commande d’un groupe Hersant encore au fait de son rayonnement… On pourrait rappeler aussi la loi relative à l’indépendance des rédactions de 2016 qui permet aux journalistes de s’opposer à toute pression, de refuser de divulguer leurs sources et de refuser de signer un article ou une émission si une partie du contenu a été modifiée contre leur volonté, et qui prévoit la généralisation des comités d’éthique à l’ensemble des TV et radios.
Dans tous les cas, la diversité des sources est bien garantie. Le téléspectateur a par exemple aujourd’hui le choix entre quatre chaînes d’information nationales, la radio numérique a permis à BFM d’ajouter un deuxième canal, en plus de BFM Business, face à France Info et à l’ensemble des antennes qui proposent de larges plages d’information (France Inter, France Culture, France Musique, RTL, Europe 1, RMC, mais aussi Radio Classique, Sud Radio…).
Pour autant, et c’est le deuxième point, le cadre juridique hérité de la loi de 1986 est, effectivement, « obsolescent et lacunaire », pour reprendre les termes de la mission confiée par le gouvernement à l’IGF et à l’IGAC avec, comme trou le plus béant, l’absence totale de prise en compte des médias numériques.
La dernière vague de l’étude annuelle Kantar / La Croix indique pourtant que « 28% seulement des Français estiment que les informations qui y sont diffusées sont crédibles », alors même qu’ils les utilisent massivement au quotidien.
Quand les temps de parole dévolus par les chaînes de TV aux différents partis ou candidats sont scrupuleusement minutés et analysés par le CSA – quitte, parfois, pour ce dernier, à se voir parfois attaqué comme, récemment, par exemple, sur la comptabilisation des temps de parole d’Eric Zemmour – l’objectif se limite aujourd’hui, sur les médias numériques, à éviter la propagation Fake News….
Continuer à ignorer le poids des médias numériques dans la formation de l’opinion condamne, et condamnera de plus en plus, toute tentative de garantir le pluralisme.
Reste la dimension économique, et la loi immuable selon laquelle l’argent est le nerf de la guerre.
Garantir la pleine indépendance des rédactions ne vaut que si elles sont dotées de moyens suffisants.
Or, produire de l’information coûte cher, et les rares médias d’investigation, nés sur le digital et qui sont parvenus à s’y développer durablement, sont tous inscrits dans un modèle d’abonnement (Mediapart, Arrêt sur Images… ou même Que choisir). Pas très loin, au final, d’une forme « d’information censitaire ».
Il n’est déjà pas de leader international français dans le secteur des médias.
L’atomiser en mettant en avant la bataille pour le pluralisme reviendrait à rogner encore les moyens des rédactions. Donc leur capacité à conduire enquêtes et reportages. Et finalement à les réduire au « batonnage » de dépêches des – peu nombreuses – d’agences.
Plutôt que d’ajouter une couche supplémentaire d’une réglementation déjà surabondante au jardin à la française des médias locaux, l’urgence semble, décidément, de prendre à bras-le-corps la friche numérique.
PS : le prochain Insight NPA vous sera envoyé le 6 janvier. Nous vous souhaitons, dans l’intervalle, d’excellentes fêtes de fin d’année, et un bon début 2022.