Jamais deux sans trois… Déjà interrompu deux fois, par la dissolution de l’été 2024, puis par la censure du gouvernement Barnier, l’examen de la proposition de loi Lafon a été repoussé sine die, par un courrier du ministre en charge du Parlement à la Présidente de l’Assemblée nationale.
Pour les professionnels qui suivaient les travaux parlementaires, ce dénouement n’a été qu’une demi-surprise. C’est à sa pugnacité que la ministre de la Culture avait obtenu l’inscription du texte à l’ordre du jour de la séance publique, les 10 et 11 avril, alors que l’hostilité affichée – pour des raisons différentes – par la gauche et par le Rassemblement National rendaient son adoption aléatoire ; les 2500 amendements déposés, et les incidents ayant opposé Rachida Dati à une administratrice de l’Assemblée nationale n’avaient pas permis à l’examen du texte en Commission d’aller à son terme ; après avoir réduit de deux à une seule journée le temps de discussion qui lui était alloué dans l’hémicycle, le gouvernement a finalement renoncé à ce qu’il soit débattu.
Pour l’audiovisuel public, cela prolonge une déjà très longue suspension sans remise à plat et éclaircissement de sa stratégie, de son organisation et de ses moyens. Les Contrats d’Objectifs et de Moyens pour… 2024/2028 n’ont jamais été finalisés, ni a fortiori signés. A défaut, et en l’absence de fusion ou de rapprochement sous une holding commune, il n’existe pas de cadre pour imaginer, structurer et accompagner les synergies entre les différentes entités de l’audiovisuel public. S’agissant de son financement, la modification de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a permis de pérenniser l’affectation d’une fraction de la TVA, mais sans aucune visibilité sur les montants qui lui seront affectés.
Dans ce contexte, la simplification du travail de l’Arcom dans la désignation du/de la prochain/e président/e de France Télévisions s’annonce comme la conséquence la plus prévisible à court terme. Compte tenu de ces multiples zones de flou, on imagine mal les candidats se bousculer d’ici au 18 avril pour disputer sa reconduction à Delphine Ernotte.
Mais si la réforme de l’audiovisuel public a été au cœur des débats de ces dernières semaines, la proposition de loi Lafon, telle que votée par le Sénat, comporte aussi plusieurs dispositions clé pour l’audiovisuel privé et/ou pour le secteur dans son ensemble, dont la discussion se voit elle aussi repoussée.
La modification de l’article 42-3 concernant les possibilités de cession de chaînes de la TNT est l’un de ces sujets brûlants. Dans sa rédaction datant de 2016, une telle cession est totalement interdite dans les 5 ans suivant l’attribution de l’autorisation de diffusion. A vouloir prévenir des manœuvres spéculatives autour de ces autorisations (c’est le cas de numéro 23 qui a motivé l’ajout de cette disposition), la loi tend à empêcher les alliances industrielles, comme le groupe Bertelsmann a pu en juger après que le rapprochement de M6 et de TF1 a été bloqué par l’Autorité de la concurrence. Le sujet apparait d’autant plus préoccupant que le processus d’appels à candidatures de 2024 a conduit à une « refragmentation » : dans un univers digital de plus en plus dominé par des acteurs globaux, quatre des 18 chaînes privées de la TNT en clair appartiennent à des groupes « mono-éditeurs » (Chérie 25, après l’arrêt de NRJ 12, L’Equipe, OF TV et T18) …
A sa façon, le sujet de la mesure d’audience prolonge l’enjeu précédent. Dans la version adoptée par le Sénat, la proposition de loi Lafon prévoit l’obligation pour les régies publicitaires d’utiliser des mesures d’audience réalisées par des tiers indépendants, ne se trouvant pas en position de conflit d’intérêt, et faisant l’objet d’audits réguliers. L’instauration de cette obligation permettrait de placer l’ensemble des éditeurs sous une même toise, alors que les plateformes mondiales ajoutent à leur surpuissance technologique et financière l’utilisation de leurs propres métriques, et que leur empreinte globale leur permet de surcroit de contourner la loi Sapin en facturant la moitié de leur chiffre d’affaires depuis l’étranger. En assurant aux marques une véritable transparence sur la performance de leurs investissements, qu’ils soient réalisés sur les plateformes ou avec les médias, l’unification de la mesure d’audience permettrait aussi d’aller vers une simplification du dispositif de la loi Sapin, et de résorber l’asymétrie dont elle est devenue la source.
Ce troisième report a-t-il « purgé » le mauvais sort, et la proposition de loi Lafon pourra-t-elle finalement venir en discussion ? Qu’elle soit discutée en tant que telle, ou que ses dispositions soient reprises dans un nouveau texte n’est pas essentiel. Sortir de l’immobilisme et remettre le cadre législatif en mouvement l’est bien davantage. Dans un monde numérique qui évolue parait-il au rythme des années chien, les retards se paient donc sept fois plus chers…