Au bridge, on parlerait sans doute d’un squeeze, et aux échecs d’un roque. Les parallèles avec le vocabulaire des jeux sont tentants pour évoquer les deux informations clé de ce début de semaine, dans l’univers des médias et du numérique : la réorganisation du management de Free et la réorientation annoncée de sa politique commerciale, d’une part ; l’accord passé par Canal+ avec Apple, qui permettra aux abonnés du premier d’utiliser la box OTT du second en guise de décodeur, de l’autre.
En plus de la (re)montée en puissance de Xavier Niel dans la direction du groupe, la communication conduite par Free ce mardi 15 mai, et la présentation aux analystes financiers diffusée à cette occasion, dessinent un plan d’action sur deux des trois principales variables du mix marketing d’un opérateur fixe :
- L’expérience client, avec l’arrivée avant l’automne d’une nouvelle box pour succéder à la Freebox Révolution. En creux, Free semble donc fermer la porte à l’adossement à un terminal tiers, tel que l’Apple TV (mise à la disposition en Suisse des abonnés premium de Salt, sa société sœur – via Xavier Niel). Les sites spécialisés parient sur une box fonctionnant sous OS Android.
- Le prix, avec la mise en place évoquée par la presse économique, d’une gamme d’offres élargie, en lieu et place de la seule alternative tarif plein (à 30 ou 40 € par mois) / prix cassés (au travers notamment des opérations conduites avec Vente Privée, pouvant descendre à 1,99€ par mois pendant un an).
Ce faisant, Free concède en creux avoir vu ternir ces dernières années les deux attributs clé qui avaient fondé son succès – positionnement prix hyper concurrentiel et agilité dans l’innovation – et s’être ains
i fait squeezer par ses pairs, entre l’agressivité retrouvée de Bouygues Télécom sur les prix, la stratégie de convergence portée par SFR et l’accélération d’Orange sur la fibre.
La reprise de valeur attendue par le groupe vie à restaurer sa capacité à investir sur son réseau fixe (avec, notamment, l’objectif de dépasser le million d’abonnés à la fibre début 2019, contre 650 000 aujourd’hui), de financer le stock de nouvelles box que Free devra constituer en vue de son lancement, de poursuivre sa croissance dans le mobile, et de financer son démarrage, avant l’été, en Italie.
La politique de contenus (l’impact du partenariat avec Canal+ autour du bouquet TV by Canal par exemple) est restée en revanche totalement absente de cette prise de parole, et les analystes n’anticipent pas d’évolution majeure sur ce terrain. La mise en retrait de Maxime Lombardini (ex-TF1) de ses fonctions opération
nelles, au profit de « purs profils Télécom » semble conforter cette prévision.
C’est par la volonté de garantir la meilleure expérience client associée à ses programmes que Canal+, de son coté, a expliqué l’accord passé avec Apple, et qui permettra à ses abonnés de louer une Apple TV 4K en guise de décodeur OTT.
Outre le bénéfice d’image à en attendre pour Canal+ (l’association à une marque haut de gamme, réputée pour sa capacité d’innovation), cette alliance donne surtout un signal très fort d’accélération du groupe dans son développement en OTT.
C’est un mouvement inverse que Netflix a effectué ces dernières semaines : alors qu’il n’avait jusqu’alors jamais dérogé à sa stratégie d’auto-distribution, le leader mondial de la SVoD sera bientôt intégré à certaines offres de Sky et de Comcast, dont les abonnés seront gérés par ces derniers.
Mouvement inverse, donc, mais motivations probablement identiques, visant pour les deux groupes à couvrir l’ensemble du marché, clients des opérateurs historiques comme « cord cutters ».
Et des répercussions sans doute très différentes sur les équilibres globaux du marché :
- Fort des 125 millions d’abonnés qu’il a engrangé en OTT, du capital que représente son volume croissant de créations originales, et de la force de la marque mondiale qu’il a su développer, c’est dans un rapport de force favorable que Netflix aborde l’entrée dans les plans de service des distributeurs traditionnels… et s’apprête à rentrer de facto en concurrence frontale avec les éditeurs de pay TV (chaînes à option cinéma / série au premier chef).
- En relançant sa distribution OTT – disponible depuis 2015 mais peu marketée jusque là – Canal+ risque d’ouvrir une période de relations un peu tumultueuses avec les Fournisseurs d’accès à internet. Orange et Free, particulièrement, qui peuvent redouter la concurrence de Canal via Apple TV, vs les bouquets TV by Canal et Famille by Canal qu’ils distribuent vers leurs abonnés. Et, plus globalement, que le signal donné par Canal+ aux consommateurs provoque un mouvement de cord cutting comparable à celui constaté aux Etats-Unis et dans certains marchés européens, et dont la France était jusqu’alors globalement resté à l’écart. Déjà, Les Echos se penchaient ce lundi sur la montée en puissance des offres « Double play » (Internet et téléphonie, mais n’incluant pas la télévision), en en soulignant les risques pour les opérateurs, ramenés au rang de dump pipes et perdant la valeur de différenciation et la capacité d’upsell associées aux offres de contenu. Symptomatique.