« Mal qualifier les usages, c’est ajouter à la confusion de tout le monde ». Dans un billet salutaire, Yannick Carriou a réagi sur Linkedin à l’article paru dans Le Figaro, selon lequel « YouTube (serait) devenu la première chaîne de France ».
« Youtube n’est pas une chaine de télévision (…) parce que la notion de chaîne « répond à une définition claire et à des responsabilités éditoriales fortes, (emporte) des obligations légales et obéit à une logique d’investissements permanents dans les contenus », objecte le PDG de Médiamétrie ; un coup d’œil à la loi de 1986 prolonge cette observation de bon sens : « Est considéré comme service de télévision tout service (…) destiné à être reçu simultanément par l’ensemble du public ou par une catégorie de public et dont le programme principal est composé d’une suite ordonnée d’émissions comportant des images et des sons » (article 2).
En d’autres termes : quand une chaîne répond à la logique de Shéhérazade, qui devait enchaîner les contes (les programmes et leur programmation), capables de capter l’attention du Sultan et de le tenir éveillé (attirer la plus grande fraction du public devant l’écran, et l’y maintenir pendant une durée maximale), les plateformes s’apparentent plutôt à un gigantesque vide-greniers de l’image animé, dans lequel chacun peut déverser des vidéos (courtes ou longues, professionnelles ou amateur…) et visionner celles qui y sont disponibles. Plus de 500 heures de nouvelles vidéos seraient ainsi téléchargées sur YouTube chaque minute, soit l’équivalent du volume de fiction produit en France… pour l’ensemble des années 2019, 2020, 2021, 2022 et 2023.
« Nous sommes affranchis de toutes contraintes liées aux cases horaires, aux grilles de programmes », se réjouit la patronne de YouTube France dans Le Figaro, qui pourrait ajouter que la plateforme échappe aussi à la prise de risque : quand France Télévisions s’engage à investir tous les ans 520 M€ au moins dans la production audiovisuelle et le cinéma, ou quand les 3,7 Mds€ dépensés dans les programmes en 2023 par Canal+ représentent plus de 60 % des revenus du groupe, YouTube se limite à reverser, en aval, une partie des recettes de publicité générées par les contenus qui y ont été uploadés. Donc, en quelque sorte, vient au secours du succès.
« Les mots ont un sens. On ne peut pas à la fois dire qu’on est une chaine mais pas un média », résume Yannick Carriou.
Pourtant, l’article du Figaro a suscité de multiples reprises, sans que la revendication de YouTube y soit contestée ou même nuancée. Et on lit dans les commentaires suscités par la publication du PDG de Médiamétrie la question d’un professionnel qui parait déboussolé : « comment définit-on une chaîne de télévision ? ».
En l’espace de 20 ans, l’offre de vidéo a connu de multiples déclinaison, acronymes et concepts se sont multipliés (TVoD, SVoD, AVoD, FAST, HVoD, VoL, BVoD, TVS, streaming, CTV…) sans que les définitions de chacun ne soient jamais clairement établies.
Au final, ce sont mêmes les repères les plus élémentaires – ceux du simple dénombrement des contacts – qui se sont brouillés.
Alors que la mesure d’audience de la télévision s’est historiquement construite sur la publication quotidienne du nombre de téléspectateurs présents, en moyenne, sur l’ensemble de la durée d’un programme (nombre forcément inférieur à celui de ceux qui en ont vu au moins une partie), le digital tend à imposer une double révolution : le calcul – là aussi forcément plus flatteur – de la couverture mensuelle (autrement dit le total de ceux qui sont venu au moins une fois dans le mois), et un nombre de « vues » qui intègre ceux qui n’ont regardé qu’une partie du programme (10 secondes dans le cas de YouTube).
Sans même ajouter que le thermomètre est différent (un acteur tiers dans le cas de la télévision ; les plateformes elles-mêmes dans celui de YouTube ou de ses concurrents), il n’est pas étonnant que les plus de 24 millions de téléspectateurs (différents) comptabilisés par Médiamétrie pendant la cérémonie d’ouverture des JO, elle-même, fasse du coup pâle figure par rapport aux 37 millions de vues affichées ce 7 novembre par le « compteur » de YouTube, pour Kaizen.
Rapprocher les deux programmes conduit à une autre notion : le reach instantané, autrement dit la capacité de la télévision à fédérer de larges audiences à un moment t, plutôt que dans la longueur du temps. Si le rattrapage au cours des sept jours suivant la diffusion représente environ un tiers de l’audience pour certains programmes (le « consolidé à J+7 » de Médiamétrie), le live pèse donc, par définition, pour les deux tiers restants ; il aura fallu six semaines à Kaizen (depuis le 18 septembre) pour atteindre les 37 millions de visionnages revendiqués aujourd’hui.
Et l’on pourrait encore ajouter le sujet de l’écoute conjointe à cette mise en perspective. Au troisième trimestre 2024, smartphones, tablettes et ordinateurs comptaient pour près de 70 % de l’audience de YouTube au Royaume-Uni (68,3 %) d’après les données du Barb (l’équivalent local de Médiamétrie). De par leur dimension même, ces écrans se prêtent plutôt à une consommation solitaire. Dans le même temps, le téléviseur – équipement roi pour les visionnages collectifs – représentait plus de 98 % du temps passé sur les chaînes et services des broadcaster. Participant le 5 septembre au Briefing NPA, le PDG de Médiamétrie Yannick Carriou avait indiqué qu’en France il y a « 1,3 personne derrière un écran allumé », autrement dit que l’indice de coviewing est d’environ 1,3 pour la télévision (l’entretien est à visionner ici).
Pour discutable qu’elle soit dans ses termes, la prise de parole de YouTube n’a finalement rien d’étonnant.
Sans être sans doute aussi massive qu’elle le met en avant (c’est d’ailleurs sur la base d’une « étude déclarative de Comscore » que YouTube revendique une durée d’écoute supérieure à 40 minutes hors télévision), la plateforme bénéficie indéniablement d’un engouement croissant, de la part du public comme des annonceurs (son chiffre d’affaires s’est établi à 8,92 Mds$ au 3e trimestre, en hausse de +12,2 % sur un an).
Être tenté de forcer le trait pour soutenir cette dynamique est d’autant moins étonnant que, dans le même temps, le temps passé à regarder de la vidéo semble arriver à un plafond, en France comme dans l’ensemble des grands marchés comparables, et que les offres publicitaires continuent, elles, à se multiplier : Paramount+ et Apple TV+ sont – en France – les dernières des grandes plateformes de SVoD à ne pas avoir intégré la publicité, on comptait près de 340 chaînes FAST diffusant en français, en France, à la fin du 3e trimestre 2024, les plateformes de BVoD TF1+, M6+ ou France.tv permettent d’élargir l’inventaire commercialisé, vers un public plus ciblé de surcroit (jusqu’à 500 segments revendiquait en début de semaine M6 Publicité)…
Et marteler – comme YouTube le fait depuis environ deux ans – qu’elle est devenue un support puissant sur le téléviseur, est aussi un signal adressé aux médiaplanneurs, pour les inviter à la traiter dans leur enveloppe dédiée à la TV plutôt que de la maintenir dans la ligne « digital ».
Mais dans tous les cas, cette communication – qui peut encore être considérée comme une réplique au « show » organisé le 3 octobre par TF1, au musée du quai Branly, et qui ne restera elle-même surement pas sans réponse – confirme, s’il en était besoin, l’urgence de voir aboutir la mesure hybride attendue début 2025. Dès lors surtout qu’elle permettra de clarifier les territoires (la cartographie des différents types de service), qu’elle rendra cohérente la notion de visionnage, qu’elle conservera la richesse de l’actuelle mesure d’audience de la TV (couverture, mais aussi durée d’audience, coviewing…), et qu’elle permettra de dégager, pour les annonceurs particulièrement, une vision globale de l’usage et des contacts publicitaires qu’il produit (couverture incrémentale apportée par un support additionnel, déduplication, répétition…).