La prévision est sans appel : « d’ici à cinq ans, la presse papier ne comptera plus que 4 titres majeurs – le New York Times, USA Today, le Washington Post et le Wall Street Journal – et à l’autre extrémité des hebdomadaires locaux ». D’autant plus impressionnante même qu’elle émane du « Center for the Digital Future de la USC Annenberg, une prestigieuse école de communication et de journalisme de Californie », comme le précise le quotidien québécois Le Devoir, et qu’elle figure en exergue d’une volumineuse étude de 193 pages.
Las. Plus d’un souriront en jetant un coup d’œil à la date de sa publication : janvier 2012. A l’époque, déjà, elle ne semblait guère avoir troublé le patron d’Amazon Jeff Bezos qui, rachetant quelques mois plus tard le Washington Post, affirmait sur CNN son « optimisme pour l’avenir » du titre. Et à lire ce mardi l’annonce de l’OPA de Gannett (avec USA Today comme fleuron) sur le groupe Tribune Publishing (Los Angeles Time, Chicago Tribune, Baltimore Sun…) pour… 812 M$ totalement payés en cash, on se prend à penser qu’à quelques mois de son enterrement annoncé, le cadavre bouge encore. Ou, pour répéter une formule fréquemment entendue, qu’un média (le digital) n’en chasse – décidément – jamais un autre.
Il n’est pas question pour autant de nier le vent de tempête que la mutation numérique fait souffler sur la presse. Entre 2005, les recettes de publicité ont chuté de 75% aux Etats-Unis, et de près de 50% en France, nombre de titres ont disparu ou ont renoncé à leur version papier (Newsweek aux Etats-Unis, La Tribune ou France Soir en France, La Presse au Canada…), et les 70 suppressions de postes annoncées ce mardi dans le centre parisien du New York Times illustrent les répercussions que ces évolutions ont eu sur l’emploi.
Mais dans le même temps, la résistance de la diffusion témoigne de la force des marques et du lien qui les unit aux lecteurs : entre 2011 et 2015, les ventes de la presse payante grand public se sont effritées de 2,9% par an en France (avec une performance légèrement meilleure des quotidiens nationaux, à –2,3%, et même une quasi-stabilité pour Le Figaro – -0,6% – et pour La Croix – -0,3%). On est loin de l’effondrement annoncé par l’USC Annenberg.
C’est d’abord en capitalisant sur ce lien que la presse peut réussir sa transformation numérique et appuyer son rebond.
Et pour cela, sans doute, revenir aux bases du métier – le « traitement » de l’info par l’analyse et la mise en perspective – plutôt que de se focaliser sur la course au direct et à la diffusion instantanée. Quand nombre de médias cèdent aux sirènes de Snapchat, et à sa logique de messages éphémères qui en représente l’aboutissement ultime, le Times a pris fin mars un cap radicalement inverse : l’arrêt de son flux d’info en continu au profit du retour à quatre éditions quotidiennes, respectivement mises en ligne dans la nuit, à 9 heures, à midi et à 17 heures. Travailler par éditions permet d’avoir « un produit fini, un emballage clair contenant un éventail et une profondeur de contenus appropriés, expose le responsable adjoint du numérique du titre Nick Petrie. Notre force est de proposer une lecture définitive sur ce qui s’est passé, plutôt que d’aligner des tweets de condoléances de leaders autour du monde ».
Mais reprendre la maîtrise du temps a une conséquence essentielle sur le modèle économique des titres de presse : mettre en ligne plus tard, c’est renoncer à être le premier à être indexé par Google et les autres moteurs de recherche. C’est donc renoncer à une partie de son audience et, partant, de son « inventaire » publicitaire. La presse doit y trouver une raison supplémentaire de refuser « l’impasse de la gratuité », selon les termes de l’économiste des médias Julia Cagé, et assumer de faire payer au lecteur le travail de ses rédactions. C’est manifestement la conclusion à laquelle ont abouti les éditeurs américains : d’après une étude de l’American Press Institute, 77 des 98 quotidiens diffusant à plus de 50 000 exemplaires ont basculé dans un modèle payant, alors qu’ils n’étaient qu’une demie douzaine en 2009 (63 ont opté, comme Les Echos en France, pour un paywall qui limite le nombre des articles accessibles gratuitement pendant un mois donné, à une dizaine généralement ; une douzaine ont choisi comme Le Figaro un modèle freemium, dans lequel l’ensemble de la production à valeur ajoutée est soumise à abonnement, et 3 n’offre aucun article en accès libre).
Ce retour vers le payant doit impérativement s’accompagner d’une réflexion sur la distribution de la presse, et sa capacité à la faire émerger aux yeux du lecteur. Dans le kiosque « à l’ancienne », chaque titre dispose à travers sa couverture de quelques centimètres carrés de mètre linéaire pour attirer le chaland. Et mieux, le système des messageries hérité de la loi Bichet permet à chaque titre de choisir le nombre et la localisation des points de vente dans lesquels il sera présenté. A défaut d’avoir transposé ce modèle dans le monde digital, qualité du référencement et positionnement dans les Top Links sont aujourd’hui les principaux – si ce n’est les seuls – moyens d’être repérés. Le GIE ePresse initié par les éditeurs de la PQN a été revendu mi 2015 sans être parvenu à générer un volume d’abonnements significatifs. De même Relay ou LeKiosk sont – très – loin d’avoir atteint le rayonnement, dans la musique, de Deezer ou Spotify. Les telcos fourniront-ils demain à la presse ce levier qui lui a fait défaut jusqu’alors ? A l’été 2015, Orange et le nouveau propriétaire d’ePresse Toutabo ont lancé une « option presse » accessible pour 10 € par mois aux clients de l’opérateur, et la grande majorité des clients de SFR accèderont début mai au service « SFR Presse » (principalement tourné, à ce stade au moins, vers les titres – Libération, L’Express, L’Expansion… rachetés en 2015 par le groupe).
Les prochains bilans publiés par l’OJD seront à examiner avec attention pour voir si ces initiatives se retrouvent dans les chiffres de diffusion.