La crise du coronavirus a-t-elle sauvée la télé ? C’est une petite musique que l’on a entendu au plus fort de la crise. Si la consommation linéaire a augmenté fortement pendant le confinement, ce ne fut que purement circonstanciel. Enfermés chez eux, les habitants n’ont pas redécouvert leur télévision en tant que telle, mais ils ont réappris à partager en famille un moment de visionnage collectif à la maison. L’expression d’un lien social constitutif du média télévision. Alors, la partie est-elle gagnée pour autant ?
Si le média télévision a généré pendant des décennies une “monoculture” qui écrasait tout, avec des programmes dont tout le monde parlait le lendemain des diffusions autour de la machine à café, la fragmentation de l’offre audiovisuelle -conséquence de l’arrivée de nouveaux acteurs, elle-même rendue possible par la rupture technologique digitale-, a fait exploser ce dogme et donné naissance à une culture de la consommation individuelle, chacun sur son écran, “où je veux, quand je veux”. Seuls les grands événements, politiques ou sportifs en direct, de rares fictions ou jeux de téléréalité parviennent toujours à créer la discussion massivement partagée autour de la télévision. S’il est difficile à ce stade de prédire avec certitude l’évolution du secteur, il n’en reste pas moins que la pression est de mise sur les opérateurs traditionnels, dont dépend la grande majorité du secteur cinématographique et audiovisuel français.
Les chaines gratuites historiques survivront, après la crise liée à la pandémie, à la condition qu’elles développent une stratégie polymorphe, à la fois linéaire et non-linéaire, en s’appuyant sur leurs points forts, le premier d’entre eux étant le cœur même de leur raison d’être, la diffusion hertzienne linéaire sur tout le territoire. Ce qui représente un avantage concurrentiel non négligeable sur les Netflix, Amazon ou Disney+. Elles seules peuvent mobiliser à l’instant T des millions de téléspectateurs : 41,3 millions de français regardent chaque jour la télévision en linéaire. Selon Médiamétrie, le média TV reste incontournable avec près de 90% dans le temps vidéo des Français en 2019, s’octroyant toujours 3 heures et 40 minutes du temps d’écoute quotidien (tous écrans compris), un chiffre certes en recul de 6 minutes en un an, mais en augmentation de 8 minutes sur 10 ans ! Quant au fameux pic d’audience d’écoute à 21h29 qui rassemblait en moyenne 24 millions de téléspectateurs en 2010, il se maintient à plus de 23 millions, 10 ans plus tard. On a connu chute plus vertigineuse. Les chaines doivent capitaliser sur cette puissance d’impact inégalable (pour l’instant) par les GAFAN.
Cette diffusion « classique » génère une puissance publicitaire considérable qui constitue leur deuxième point fort. Avec une croissance de 1% en 2019, la publicité à la télévision résiste, hors crise comme celle du COVID-19. S’il semble inéluctable que les investissements publicitaires dans le numérique domineront un jour le marché, la télévision devrait cependant maintenir sa part de marché atour de 27% car, comme le dit le publicitaire Thomas Jamet, « elle offre aux grandes marques un contexte de “brand safety” qu’elles ne retrouvent pas forcément dans les formats numériques ». La réforme des réglementations audiovisuelles en cours devrait rendre encore plus pertinent le recours aux campagnes télévisées : publicité géolocalisée, troisième coupure publicitaire pendant les films longs, publicité en double écran pendant les retransmissions sportives… autant de mesures qui devraient légèrement gonfler le chiffre d’affaires des chaines, une fois la crise consécutive au coronavirus passée.
Puissance d’impact et puissance publicitaire sont des atouts qu’il leur faut entretenir par une programmation audacieuse. Or, depuis quelques années, on assiste à un affaiblissement programmatique et éditorial de certaines grilles de programmes, particulièrement en journée, essentiellement pour raison budgétaire, ce qui pousse les téléspectateurs à délaisser les chaines linéaires au profit des Netflix & Cie. Comment se tirer une balle dans le pied à moindre frais !?
Certes, face à leurs contraintes financières réelles, renforcées par la crise du coronavirus, les chaines gratuites vont devoir faire des choix, sans droit à l’erreur. L’une d’entre elle consisterait à oublier leur troisième point fort, qui fait partie de leur ADN : la télévision d’accompagnement et de l’habitude. Peu importe l’écran, qu’il trône dans le salon ou se niche dans une poche sous la forme d’un smartphone, le « rdv télé » inscrit dans le biorythme des téléspectateurs est un acquis qu’il convient de chérir. Il est constitutif du fameux lien social et culturel de ce média exceptionnel. En journée, que l’on soit retraité, en congé maternité, sans emploi ou malade, seul ou aux côtés de ses enfants, la télévision invite chaque jour au cœur des foyers des visages familiers, des histoires (vraies ou fictionnées) qui leur ressemblent, des informations qui les concernent, des jeux qui les distraient et même des cours scolaires comme France 4 les a prodigués pendant le grand confinement. Et que dire de la puissance, jamais démentie, des JT de 19h ou 20h ? Ils sont le point d’orgue des habitudes de consommation d’une grande partie des téléspectateurs.
Il semble donc primordial pour les grandes chaines linéaires de préserver cette dimension généraliste, en cultivant la diversité des genres (fiction, magazine, sport, information, jeux, divertissement, animation, documentaires…) dans leurs offres. Et si, en journée, les chaines doivent maintenir une offre d’accompagnement de proximité très ritualisée, en prime time elles peuvent mener la bataille de l’événementiel, avec des programmes originaux, des séries audacieuses, des documentaires ambitieux, des grands événements de sport, des formats de divertissements disruptifs et rêvons un peu, “made in France” ! Car, au moment où les industriels décident de relocaliser une partie de leurs usines, il serait temps que les grands médias français relocalisent la création de formats ! Or, depuis quelques années, non seulement les émissions de divertissement programmées par les chaines sont essentiellement des adaptations de formats anglo-saxons (The Voice, Affaire Conclue, Un diner plus que parfait…) mais le recours aux formats étrangers s’installe également dans la fiction (Scène de ménages, Les Bracelets rouges, Insoupçonnable, Skam…). Une étude récente, menée par la société de production Tooco, démontrait la différence d’approche des nouveaux formats entre les services publics audiovisuels français et anglais : depuis 2015, pour des programmes de flux mécanisés (jeux et divertissements), la BBC a mis à l’antenne 95% de créations locales, versus 33% par France Télévisions. Sans faire injure à ces formats internationaux souvent de qualité, ne sommes-nous pas capables en France de créer des formats tout aussi novateurs ? Une mission menée par Philippe Chazal fait des propositions intéressantes pour libérer le secteur de sa frilosité et du manque de prise de risques. Aux gouvernants de passer à l’acte. C’est de l’intérêt des producteurs ET des diffuseurs, en partageant in fine la valeur ainsi créée. Lors de son audition devant le CSA, Delphine Ernotte Cunci a pris l’engagement de créer les conditions afin d’initier plus de formats originaux avec les producteurs indépendants français sur les chaines de France Télévisions. C’est un premier pas. Il est d’autant plus important que, pour concurrencer efficacement l’offre des nouveaux entrants, les chaines généralistes doivent diversifier plus encore leurs genres de programmes.
En effet, depuis quelques années, les télévisions historiques misent principalement sur la fiction nationale, que ce soit les feuilletons quotidiens (avec l’arrivée imminente d’un deuxième en access sur TF1) ou les séries de prime-time (750 heures de fictions supplémentaires diffusées sur les chaines en 2019 d’après Médiamétrie !). Ce ne peut pas être la seule réponse pour séduire les publics. Si l’on peut se réjouir de voir le PAF rattraper enfin son retard en offre de séries et se doter d’un nouveau savoir-faire compétitif, il sera cependant difficile de lutter contre l’offre pléthorique venue des studios et plateformes américains. Les budgets et la pression de l’audience en prime-time sur une grande chaine n’autorisent que rarement la programmation de séries téméraires ou disruptives. Or, selon Médiamétrie, le pic de visionnage des séries en streaming est atteint un peu avant 22h, avec 2 millions de spectateurs, soit… en plein prime time TV ! La concurrence est frontale ! Et il est à craindre qu’à l’eau parfois tiède des séries des chaines historiques, les téléspectateurs préfèreront l’eau bouillante des séries des plateformes. Donc, le recours à la fiction made in France mille fois oui, mais pas QUE la fiction !
A l’ère de l’hyper choix, si les télévisions gratuites historiques ne veulent pas disparaitre dans la masse, elles doivent donc proposer aux usagers une hyper offre très diversifiée, éditorialisée et destinée à tous les publics, sur tous les supports mais surtout sans sacrifier leurs antennes au nom du nouveau dogme numérique. N’oublions pas que 24% des foyers ne regardent la télévision que via la TNT. Selon une étude Deloitte, la diffusion par la TNT aux USA, est en hausse de 48% en 10 ans et regagne un peu de terrain sur la diffusion classique (qui se fait aux USA par boxe ou câble), notamment auprès des jeunes ! De son côté l’institut Nielsen signale qu’au dernier trimestre 2019, le streaming non linéaire (Netflix, YouTube, Amazon, Hulu…) ne représentait “que” 19% du temps passé des américains devant leur télé, contre 81% pour le linéaire. Ce n’est peut-être qu’une rémission. L’évolution des usages va encore s’accélérer avec l’arrivée imminente de la 5G et du Wifi 6. Une autre étude américaine, conduite par IBM, démontre qu’avec un débit plus rapide les utilisateurs veulent encore plus de vidéos en streaming -Netflix & Cie s’en réjouissent d’avance- et s’attendent également à regarder plus de programmes en direct, notamment du sport. L’hyper vitesse digitale conduira à d’autres révolutions, que ce soit dans les jeux vidéo, la télé-médecine ou encore l’internet des objets. Mais elle constituera également une opportunité pour les médias traditionnels, à la condition d’innover en offrant, comme l’a prédit le fabricant Ericsson en 2015, “ une expérience télévisuelle entièrement personnalisée, sociale, interactive et à la demande ”. C’est ce que permettra l’hyper débit numérique, qui verra la télévision et internet fusionner totalement.
L’enjeu qui se pose donc pour les créateurs de contenus et les diffuseurs n’est pas TELE versus DIGITAL mais de bâtir une stratégie en diffusion LINEAIRE et NON-LINEAIRE. Car en fait, la télévision ne s’éteint pas mais elle s’étend, passant du petit écran qui trônait jadis au milieu du foyer à de multiples écrans disséminés dans la vie des usagers.
C’est le cas de notre modeste émission matinale, La Maison des Maternelles. Avec une moyenne d’âge de 40 ans, l’émission quotidienne, lorsqu’elle était diffusée sur France 5, a démontré qu’une offre ciblée pouvait s’imposer sur une chaine linéaire dont l’âge moyen du public est pourtant de 64 ans, en touchant plus de 10% des FRdA-50 ans.. Avec la mise en place d’un écosystème global et l’extension de l’offre sur le numérique, qui se traduit par le recrutement de près de deux millions d’abonnés aux différents réseaux sociaux, la consommation vidéo non-linéaire représente plus de 30% du 1,2 milliard de minutes vues du programme, télé et digital confondus sur un an ! Mais, lorsque le rendez-vous quotidien n’est pas diffusé en linéaire, par exemple pendant les vacances d’été, l’audience sur les réseaux sociaux chute de 60% ! L’un ne va pas sans l’autre ! Le “reach” et “l’engagement” devenant les nouvelles mesures de performance d’un programme, il convient donc de déployer des véritables marques de programmes sur tous les supports de diffusion, que ce soit en linéaire hertzien, en replay, en SvàD et sur tous les réseaux sociaux, afin de créer des habitudes de consommation multi-écrans.
Nous entrons dans l’ère où la “marque programme” devient reine. L’étude Nielsen de février 2020 le confirme : “Avec la croissance du streaming, les créateurs de contenu et les détenteurs de droits se voient effectivement accorder plus de pouvoir. (…) Partout où le bon contenu va, les abonnés et téléspectateurs suivront.” C’est tellement vrai ! De plus en plus, nous voulons regarder Game Of Throne pas OCS, Dix pour cent pas France 2, PSG-OM pas Canal+. Ce sont désormais les « marques programmes » qui sont plébiscités, moins les « marques chaines » en tant que telles. Récemment, seules Netflix et Disney+ ont réussi à créer un momentum autour de leurs marques ombrelles. La puissance d’attractivité penchera de plus en plus du côté des programmes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la nouvelle chaine foot de Mediapro s’appelle TéléFoot, du nom de l’émission mythique de TF1 !
Aussi, dans cette période de l’hyper offre, les chaînes gratuites ont une autre carte à jouer : face à la profusion des plateformes pilotées par des algorithmes, jusqu’à ne plus savoir quoi regarder (il faut en moyenne 15 minutes aux abonnés pour choisir un programme sur Netflix qui, le constatant, développe une nouvelle fonction permettant la “linéarisation” de son offre !), les chaines doivent privilégier la qualité de leur intermédiation, en cultivant le lien de confiance qu’elles ont tissé avec les téléspectateurs depuis des décennies, en assumant ce rôle de phare au milieu d’un océan de contenus. C’est ce que Canal+ réussit en partie avec sa plateforme MyCanal, distribuée désormais dans une quarantaine de pays. La simplicité du service et la qualité de son éditorialisation en font une passerelle de distribution indispensable en France, même pour Netflix ou Disney+ ! C’est l’orientation que semble vouloir prendre Salto, la future plateforme de SVàD créée par France Télévisions, TF1 et M6, qui, en complément de son algorithme, s’appuiera sur l’éditorialisation et la recommandation humaine pour promouvoir son offre, suivant le chemin emprunté récemment par HBO aux USA avec sa campagne publicitaire “recommended by humans”. Cette intermédiation passera également par une plus grande inclusion des spectateurs, en leur donnant accès à la “conversation” au sein des offres numériques des programmes : ce dialogue a déjà lieu, mais sur les réseaux sociaux… américains ! Il faut le faire revenir dans les écosystèmes propriétaires des chaines, en ouvrant les fonctions de commentaires et d’interactivité qui font toujours grandement défaut sur les plateformes des chaines. France Télévisions envisagerait, comme l’a évoqué sa présidente devant le CSA, de créer des fonctions “conversationnelles” sur le site france.tv. C’est une évolution souhaitable non seulement pour conquérir de nouveaux publics mais aussi pour permettre au débat public de se dérouler plus sereinement dans un environnement apaisé de service public.
Au fond, les chaines de télévision traditionnelles ont encore de nombreux atouts entre les mains : puissance d’impact, puissance publicitaire, offre généraliste, culture de l’accompagnement, relation de confiance dans l’intermédiation avec les publics… Pour ne pas disparaitre, elles doivent s’affirmer en tant qu‘éditeurs initiateurs de contenus encore plus ambitieux, consolider le linéaire en capitalisant sur la programmation de l’habitude en daytime et de l’événementiel en prime, tout en développant le non-linéaire autour des nouveaux usages multi-écrans. Elles peuvent également escompter sur les nouveaux modes de financement, trop peu utilisés, comme le brand content mais aussi bientôt la SVàD ou l’AVàD (plateforme de streaming financé par la publicité mais sans abonnement, comme Peacock de Comcast/NBCUniversal aux USA), avec des stratégies multi-offres vraiment 360°, afin d’aller chercher les publics, de tous âges, là où ils se trouvent, tout en poursuivant avec eux cette relation si particulière que les algorithmes auront du mal à recréer, le “télé/vidéo-spectateur” n’étant pas (encore) un robot…
Jérôme Caza – producteur – 2P2L