L'édito de Philippe Bailly

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TNT : les ressors cachés du grand chambardement

D’un point de vue factuel et purement quantitatif, l’évolution que le paysage audiovisuel connaîtra ce vendredi 6 juin reste limitée. Ramenées aux 25 chaînes de la TNT gratuite, les arrivées, immédiates pour T18, et à suivre le 1er septembre pour Novo 19, portent sur moins de 10 % du line-up. Comme le groupe Canal+ l’avait révélé en décembre, en amont de sa cotation en bourse, la sortie de la TNT payante des quatre chaînes qu’il y diffusait ne touchera directement que 70 000 foyers. Et, s’agissant de la numérotation, le public devrait rapidement intégrer que les quatre chaînes de France Télévisions sont regroupées, avec France 4 au numéro 4, comme France 2 au 2, France 3 au 3… ou qu’une simple pression sur les touches P+/P- permet maintenant de parcourir l’ensemble du « bloc info ».

Et pourtant… Libération y voit un « grand chambardement », France Culture s’amuse du « chamboule-tout à la guerre des boutons », Le Monde a consacré une double page à « l’adieu aux ondes » de l’audiovisuel…

Cet apparent paradoxe témoigne de la place particulière que conserve la télévision dans l’usage du public, très loin de l’acte de décès que beaucoup ont voulu délivrer. D’après le Baromètre des Usages Audiovisuels que NPA Conseil réalise chaque trimestre depuis plus de 5 ans avec Harris Interactive, 87 % des Français de plus de quinze ans regardent chaque mois les programmes des chaînes de télévision sur leur téléviseur, en linéaire ou sur leurs plateformes de streaming (TF1+, france.tv, M6+, arte.tv, RMC BFM Play…). Le pourcentage atteint 91 % chez les plus de 50 ans, et il ne descend pas en dessous de 81 % chez les moins de 35 ans. A titre de comparaison, la couverture mensuelle de YouTube est de 47 % sur le téléviseur, et celle de la SVoD de 50 %.

Et la France ne diffère guère de ses grands voisins européens en répartition du « temps vidéo » : de 5 % (l’Espagne) à 11 % (l’Allemagne) pour YouTube ; de 12 % (l’Espagne) à 20 % (la France) pour le cumul de la SVoD et des plateformes d’AVoD et de FAST ; et, finalement, une part consacrée aux groupes audiovisuels qui oscille entre 70 % et 80 % en Allemagne, en France ou au Royaume Uni, et culmine à 83 % en Espagne.

Comme dans un jeu de poupées russes, les attributs spécifiques à la TNT prolongent la place particulière évoquée pour la télévision dans son ensemble. La numérotation en est sans doute le ressors principal, et le groupe L’Equipe en illustre parfaitement le caractère stratégique avec l’application pour les téléviseurs connectés dont il a annoncé le lancement le 3 juin… en même temps qu’il permet de mesurer le glissement qui s’opère dans le monde digital :

  • Comme éditeur de presse écrite, L’Equipe bénéficie des dispositions de la loi Bichet : la possibilité – garantie légalement – de décider chez quels marchands de journaux le quotidien doit être disponible.
  • Pour les 15 % de Français dont l’adaptateur et l’antenne râteau sont les moyens exclusifs de réception audiovisuelle, la chaîne L’Equipe est assurée de figurer en numéro 21 en tant que chaîne de la TNT gratuite.
  • Le dispositif est moins net pour ceux qui passent par un distributeur (Bouygues Télécom, Free, Orange, SFR, Canal+ ou encore Molotov TV) : la loi de 1986 prévoit que la numérotation des chaînes de la TNT ne démarre plus forcément au numéro 1, mais à un début de centaine. Donc possibilité pour L’Equipe de figurer en 21, 121, 221, 321…
  • Il n’existe finalement plus aucune garantie dans les environnements OTT. C’est donc constructeur par constructeur que L’Equipe doit négocier le référencement de son application et, comme les têtes de gondoles pour les marques, dans la grande distribution, payer est la seule façon d’assurer sa mise en avant, dans les App Stores ou sur l’écran d’accueil.

En tant que Services d’Intérêt Général (SIG), dans le cadre de la liste arrêtée par l’Arcom en septembre 2024, les chaînes de la TNT devraient être regroupées dans une application commune, bénéficiant – gratuitement – de la meilleure visibilité sur les écrans des smart TV et dans les autres environnements connectés. Mais aucun calendrier n’a été communiqué pour l’arrivée de cette application, l’Arcom intervenant comme « facilitateur » de sa mise en œuvre plutôt que comme véritable ordonnateur ou plus encore « producteur exécutif ».

Répondre à cet enjeu de la visibilité / « découvrabilité » est pourtant une condition nécessaire pour permettre aux chaînes de la TNT de conserver leur position de « socle » du jeu audiovisuel. Donc de continuer à assurer au public l’accès à des contenus de qualité, par la part déterminante qu’elles prennent dans le financement du cinéma et de la production. Donc de continuer à assurer aux Français l’accès à une information fiable et de qualité, par la part qu’elles prennent à son financement de l’information (plus de 1,3 Md€ chaque année, d’après l’étude réalisée dans le cadre des Etats Généraux de l’Information).

Condition nécessaire mais pas suffisante. Permettre aux acteurs nationaux de regrouper leurs forces est un deuxième enjeu. Qu’il s’agisse de l’audiovisuel public, mais aussi des groupes privés, par la réforme de la « clause des cinq ans », introduite en 2016 dans la loi de 1986 et qui interdit toute opération de consolidation jusqu’en… 2032.

Réduire les asymétries réglementaires est enfin la condition d’une concurrence plus loyale avec les plateformes mondiales, à condition d’être équilibrée. L’harmonisation des règles d’insertion de la publicité ou l’accès des chaînes françaises aux secteurs interdits sont souvent mentionnés. La remise à plat de la loi Sapin de 1993 sur la publicité apparait chaque jour plus nécessaire, également, pour rétablir l’égalité entre médias nationaux et acteurs mondiaux, sur les modes de facturation et de collaboration avec les agences et les annonceurs.