Patreon est un service de financement participatif permettant à la communauté de financer non pas des projets mais directement des artistes. Ce positionnement permet aux créateurs d’envisager une nouvelle forme de monétisation de leurs œuvres sur le long terme mais implique de profonds changements dans les mécanismes de financement de la culture.
Patreon, à mi-chemin entre l’abonnement et le financement participatif
Patreon a été créé en mai 2013 par le chanteur et réalisateur américain Jack Conte dans le but d’offrir aux musiciens et vidéastes amateurs un moyen de vivre durablement de leur art grâce au soutien du public. En 4 ans, la start-up a réussi a levé 47 millions de dollars. Si Patreon a réussi à intéresser les investisseurs malgré une concurrence importante d’autres services de financement participatif c’est que la plate-forme a un positionnement original à mi-chemin entre les services par abonnement et les services de financement participatif.
Le principe du service est de proposer aux créateurs d’ouvrir un espace personnel afin d’échanger avec une communauté de « mécènes[1] » et de pouvoir éventuellement recevoir des dons de leur part. Sur leurs espaces les créateurs peuvent partager leurs objectifs, leur actualité mais également directement leurs contenus[2]. La plate-forme s’est progressivement ouverte à des créateurs de contenus d’une très grande variété : vidéos, musique, écriture, dessin, BD, podcast, photos ou encore artisanat. Pourtant le modèle de Patreon diffère de manière fondamentale du modèle d’un site de financement participatif classique dans le fait qu’il vise non pas à financer des projets mais bien directement des créateurs et des artistes. Cette différence implique que Patreon ne propose non pas des donations uniques affectées à un projet précis mais plutôt un système de donations récurrentes utilisées librement par le créateur. Le « mécène » peut ainsi s’engager à verser une somme chaque mois à ses artistes préférés. Patreon propose également aux mécènes un principe de donation automatique à chaque nouvelle œuvre crée par l’artiste. Ainsi, un vidéaste actif sur Patreon peut recevoir une somme fixe chaque mois ou une somme fixe à chaque nouvelle création publiée.
Ce modèle de « mécénat » donne lieu à des contreparties directes pour le donateur et s’approche donc du modèle des services par abonnement. Si la possibilité de faire appel à des mécènes sans réelle contrepartie est ouverte, dans la très grande majorité des cas néanmoins il s’agit d’un échange contre un accès aux contenus du créateur. Il s’agit donc dans les faits d’une forme d’abonnement direct à la production d’un créateur[3]. Cette proximité avec un modèle par abonnement est d’autant plus patente que la plupart des créateurs demande une donation d’un certain montant par mois ou par contenu pour autoriser l’accès aux contenus hébergés sur Patreon. Certains créateurs optent même pour des formules plus complexes avec plusieurs paliers de donations donnant accès à des contenus de plus en plus premiums en fonction du montant mensuel investi. En général, les niveaux de donations demandés évoluent entre 1 et 5 dollars par mois[4] et le créateur s’engage en échange à créer des contenus selon une fréquence définie dans la présentation de son travail. Dans le cadre de la vidéo, les contenus peuvent même être diffusés en direct à des dates fixes.
Cependant, Patreon conserve également des points communs avec les sites de financement participatif. En effet, comme ses aînées Kickstarter ou le français Ulule, Patreon permet à chaque créateur de définir des objectifs en termes de revenus à atteindre. Tant que le montant minimum estimé par l’artiste pour son premier pallier n’est pas atteint, il ne se lance en général pas dans la création. S’il atteint son objectif, il peut alors fixer des paliers de revenus plus importants grâce auxquels il pourra proposer de nouveaux contenus ou des contenus de meilleure qualité. En outre, sur la forme, Patreon a également adopté le système de présentation de projet hérité de Kickstarter. Chaque créateur est invité à présenter sur son espace personnel un cahier des charges complet de ses projets professionnels incluant les différents paliers à atteindre, la façon dont les donations permettront de financer le travail et les différentes formules de financement proposées aux mécènes. Enfin, dernière analogie, pour se rémunérer Patreon prélève un montant de 5% sur les donations des « mécènes » soit le même que le taux prélevé par Kickstarter.
Vers un nouveau modèle de financement directe de la création
Si Patreon ne peut pas pour l’instant rivaliser avec son aînée Kickstarter en termes de montant récoltés, le succès du site est croissant auprès des créateurs et du public. En effet, depuis son lancement Patreon a permis de récolter plus de 100 millions de dollars auprès des « mécènes ». Ce montant est certes faible en comparaison des 3 milliards de dollars récoltés par Kickstarter mais d’une part ce dernier existe depuis 2009 et d’autre part Patreon est uniquement destiné à la création artistique quand Kickstarter fait également la part belle à la technologie et aux start-ups. Désormais, un nombre croissant d’artistes peuvent vivre très confortablement de leur création grâce à Patreon. En 2016, 35 créateurs ont ainsi récolté plus de 150 000 dollars chacun sur le site et des centaines d’autres ont reçus plusieurs milliers de dollars par mois de leurs mécènes. Au total, le montant des sommes récoltées par Patreon a doublé chaque année depuis sa création.
La capacité du service à maintenir cette tendance dépendra cependant de sa capacité à recruter un nombre croissant de nouveaux mécènes au-delà des habitués du financement participatif. Pour Jack Conte, créateur de Patreon, « la tendance est très encourageante […] et quelque chose est en train de changer culturellement dans la manière dont le public appréhende le financement de la création ». Le fondateur de Patreon est convaincu notamment que « la nouvelle génération est beaucoup plus concernée par le processus créatif et a le désir de s’impliquer en temps et en argent dans celui-ci ». Les milléniaux ont grâce au numérique une consommation de produits culturels ultra-personnalisée notamment dans le domaine de la vidéo et ils entretiennent des liens plus étroits et quasi-affectifs avec les créateurs grâce aux différents réseaux sociaux. C’est justement par cette possibilité de s’engager durablement avec un artiste que Patreon espère se différencier des autres services de financement participatif, notamment à une période où Kickstarter est en voie de professionnalisation[5]. Le pari fait par Patreon est donc qu’une part croissante de ce public aura la volonté de financer directement leurs artistes préférés pour obtenir de nouveaux contenus de façon régulière ou tout simplement pour leur permettre de vivre décemment de leur activité.
Un service comme Patreon peut effectivement constituer un profond bouleversement dans la façon dont l’art est créé, financé et partagé. C’est d’ailleurs l’objectif avoué de Patreon : « changer complétement les mécanismes de financement de la production de contenus en ligne ». Si le succès du service se confirme, il pourrait amener à une plus grande variété de contenus et d’artistes mais également à des liens bien plus étroits entre les créateurs et leur public. Patreon envisage un futur de l’industrie culturelle où chaque consommateur concevrait son « portefeuille » d’artistes préférés qu’il financerait directement pour obtenir de nouveaux contenus sans l’intermédiaire de distributeur ou de producteur. Alors que l’on constate un développement rapide des offres par abonnement de niche[6], l’idée que chaque consommateur puisse à terme se composer un catalogue personnalisé de contenus par le biais d’un grand nombre d’abonnements ne semble pas forcément inenvisageable.
Un profond changement du métier de créateur
Cette désintermédiation implique cependant un profond changement pour l’artiste qui devient une marque à part entière plus qu’un simple créateur. Dans un milieu d’hyper-abondance, chaque artiste doit être présent sur l’ensemble des réseaux pour y décliner son œuvre ou ses messages et engager de nouveaux mécènes. Ainsi, les créateurs récoltant le plus d’argent sur Patreon disposaient pour la plupart d’une communauté déjà importante sur les grands réseaux sociaux avant même de se lancer sur le service. Par exemple, le créateur de documentaires Danny O’Dwyer a lancé sa page sur Patreon en septembre 2016 et a rapidement atteint un revenu mensuel de plus de 20 000 dollars grâce aux donations. Mais il capitalisait lors de son lancement sur plus de 50 000 followers sur Twitter à partir desquels il a pu développer sa communauté de « mécènes ». Autre exemple, Easy Allies, un groupement de créateurs de vidéo en direct qui génère plus de 40 000 dollars par mois sur Patreon et qui bénéficiait déjà d’une communauté de près de 40 000 abonnés sur Twitter et YouTube. D’ailleurs, Patreon incite directement ses créateurs à construire leur communauté sur l’ensemble des réseaux existants et propose différents didacticiels pour y parvenir. Le site estime qu’un créateur déjà bien identifié et reconnu peut espérer transformer entre 1 et 10% de ses abonnés sur les réseaux sociaux en mécènes payants sur Patreon.
[1] Sur le site les abonnés à une page et les donateurs sont appelés « patrons » dont la traduction en français est mécène.
[2] Souvent cependant par le biais de liens privés vers d’autres plateformes comme YouTube ou Twitch pour la vidéo.
[3] Une grande liberté est laissée aux créateurs pour créer une formule d’abonnement sur mesure. Plusieurs types de formules ont été constatées : si certains créateurs réservent effectivement tous leurs contenus en exclusivité à leurs mécènes payants sur Patreon, d’autres jonglent entre contenus exclusifs réservés aux mécènes et contenus gratuits ouvert à tous, tandis qu’enfin d’autres créateur continuent à diffuser tous leurs contenus gratuitement sur des services tiers mais réservent certains avantages à leurs mécènes payants sur Patreon (avant-première de quelques jours, version HD, commentaires du créateur, contenus additionnels….)
[4] Selon Patreon, le montant moyen des donations est de 5$. Ce montant élevé s’explique par l’existence de formules premium à des prix bien plus élevés qui donne droit en général à des prestations très personnalisées : avant-première par rapport aux autres mécènes, remerciement direct à ces donateurs premiums, participation à la création, contenus sur-mesure, rencontre avec l’artiste…
[5] Kickstarter sert désormais de plus en plus fréquemment d’outils pour les professionnels de l’industrie. Le service est devenu un moyen de pratiquer à moindre coût une étude du potentiel commercial d’un projet ou de communiquer en profitant de l’aura du label « projet Kickstarter réussie ». De fait, la réussite d’un projet Kickstarter permet de plus en plus souvent d’accéder à d’autres sources de financement des professionnels du secteur. Il en résulte une perte progressive des liens directs entre créateur et donateurs.
[6] Pour plus d’information sur les services par abonnement de niche se référer au Flash n°825 : Le succès de Crunchyroll illustre le potentiel de la SVoD spécialisée