Elisabeth Flüry-Hérard, ancienne vice-présidente de l’Autorité de la Concurrence
Pour Mme Flüry-Hérard, l’adoption de la directive Services de Médias Audiovisuels (directive SMA) est un grand pas en avant, mais « cela ne suffira pas ». Elle fait le constat d’un effet ciseau pour les chaînes de télévision, prises entre une contraction de leurs revenus tant publicitaires pour les chaînes en clair que d’abonnements pour les chaînes payantes, et la confrontation avec des acteurs SVOD globaux qui reposent sur de nouveaux modèles de financement, comme l’appel au marché et l’endettement.
La directive SMA ouvre une porte pour « sauver l’exception culturelle », mais elle comprend des zones d’ombre importantes qui risquent de compromettre son efficacité. Les questions sont en effet nombreuses : comment définir le respect d’un quota de 30 % d’œuvres européennes dans les catalogues d’un service de SVOD ? Comment soumettre un service SVOD établi à l’étranger au financement de la création dans un Etat tiers dont il vise le public ? Quel sera le produit de cette contribution ? Est-ce réellement souhaitable, si cela impose d’ouvrir à des acteurs comme Netflix la jouissance de fonds de soutien français ?
Il va revenir aux autorités de régulation d’éclaircir ces zones d’ombre et ce, le plus rapidement possible, car l’univers audiovisuel est très mouvant, et les acteurs traditionnels sont en situation précaire. Or, Mme Flüry-Hérard, qui s’appuie sur sa propre expérience au sein d’organismes de régulation, s’avoue pessimiste sur la possibilité pour des autorités nationales de s’accorder rapidement, au niveau européen, sur les réponses à ces questions.
Nathalie Sonnac, membre du CSA
« Il faut positiver », soutient Nathalie Sonnac, en réaction à l’intervention de Mme Flüry-Hérard. Elle souligne qu’il y a eu des avancées législatives majeures, qui ont permis d’intégrer véritablement les plateformes numériques dans le champ de la régulation européenne, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. C’est le cas notamment de la directive SMA, qui leur impose entre autres des obligations de protection des publics, notamment mineurs, et de lutte contre les contenus haineux. Plusieurs textes ont véritablement abordé le chantier de l’asymétrie réglementaire.
Des progrès ont également été faits en matière de régulation, ce que représente bien l’ERGA (European Regulators Group for Audiovisual Media Services), organe supranational pour une régulation commune, qui a déjà fait de nombreuses propositions pour expliciter les concepts développés dans la directive SMA, notamment concernant le champ d’application du texte, les compétences des régulateurs nationaux et la mise en œuvre effective du texte. L’ERGA a ainsi proposé un certain nombre d’indicateurs permettant de déterminer à quels services les quotas s’appliquent, et comment. Ces questions sont encore sur la table, et leur discussion pourra avancer lors de la transposition.
Francis Donnat, Secrétaire Général de France Télévisions
Francis Donnat a tenu à évoquer le bilan de la Commission Juncker, en soulignant qu’elle a participé à un véritable mouvement de prise de conscience sur l’absolue nécessité de se doter de règles adaptées à la révolution numérique, face à des acteurs mondialisés qui utilisent nos règles en leur faveur. Il cite le règlement Itinérance, la directive Droit d’auteur, la directive SMA, le RGPD et même l’utilisation du droit de la concurrence pour réguler les pratiques des grandes plateformes (avec les affaires Facebook/WhatsApp, Google Shopping ou Google Android). Même s’il reste des failles dans la réglementation, il y a un véritable progrès à saluer.
Ce qui importe pour France Télévisions, et qui explique son refus de travailler avec des acteurs comme Netflix, c’est que les Français comprennent que l’audiovisuel public participe de façon décisive au financement de la création française, expose-t-il. Une fois que l’on a fait ce constat, on comprend qu’il n’est pas normal de voir ces contenus, financés par l’argent public français, se retrouver diffusés par des services globaux qui ne contribuent pas au financement des créations françaises. Il importe donc d’assouplir le cadre juridique applicable aux acteurs vertueux, qui les empêche actuellement d’exploiter correctement les contenus qu’ils financent, et qui est utilisé à leur désavantage par des acteurs dominants non vertueux. En outre, France Télévisions juge qu’il y a un risque, en travaillant par exemple avec Netflix, de subir une désintermédiation : de perdre le contact direct avec le public.
Guillaume Klossa – Conseiller spécial du vice-président de la Commission européenne en charge du marché unique numérique
Pour Guillaume Klossa, l’essentiel est de construire une vision européenne commune pour l’industrie des médias, avec des moyens forts. Le secteur audiovisuel a obtenu du législateur européen tout ce qu’il lui a demandé. La question se pose donc : a-t-il suffisamment demandé ? La réponse est non.
Il préconise la construction d’une vision industrielle du secteur des médias sur le long terme, qui pourrait s’appuyer sur 5 piliers : i) l’évolution des règles de concurrence, pour les adapter à la société numérique, notamment pour qu’elles prennent en compte la maîtrise des contenus et des données, ii) la convergence de différentes industries (audiovisuel, édition, jeu vidéo etc.), iii) le Big data, l’intelligence artificielle et la personnalisation, iv) la traduction automatique, et toutes les possibilités qu’elle ouvre dans l’univers des contenus et v) la défiance à l’égard des émetteurs de contenus de qualité, problème qu’il faut absolument affronter.
La vision de ce secteur à l’horizon 2030 doit se construire collectivement, via un forum rassemblant tous les acteurs appelés à participer à l’industrie médiatique à l’ère numérique, dans les 18 mois qui viennent. Il faut définir des objectifs pour assurer une véritable concurrence européenne, notamment en créant un organe de régulation numérique supranational.
Enfin, l’important est désormais d’attribuer à l’industrie des médias les moyens dont elle a besoin pour se développer conformément à cette vision. Pour ce faire, il propose notamment la création d’un fonds européen doté d’un milliard d’euros, et l’attribution de 3 milliards d’euros à la R&D européenne sur l’industrie médiatique.
Hervé Rony, Directeur de la SCAM
Selon Hervé Rony, l’Union européenne a réussi à passer plusieurs étapes-clé au cours de la Commission Juncker, notamment avec la directive SMA et la directive « Droit d’auteur ». Désormais, le monde regarde l’Europe ; elle a affirmé que personne ne peut résister à la régulation si elle fait preuve de volonté politique. Les acteurs visés eux-mêmes, comme Netflix, conviennent désormais de la nécessité de les réguler.
La France et l’Union européenne doivent désormais affronter les questions qui découlent de ces accomplissements. En France, l’enjeu repose en grande partie sur la transposition de ces textes. A l’échelle européenne, certaines difficultés doivent encore être abordées, comme les négociations entre les ayants droit et les plateformes, qui risquent d’achopper sur l’assiette des droits à reverser et l’opacité des revenus des plateformes.
Le Directeur de la SCAM insiste par ailleurs sur le besoin de soutenir l’audiovisuel public. Il juge « aberrant » d’exiger de France Télévisions qu’elle fasse « mieux », « plus », « et du numérique » avec une enveloppe équivalente, tout en lui imposant de rivaliser avec les grandes plateformes américaines. Il soutient donc un meilleur financement des sociétés nationales de programmes.
Emmanuelle Bouilhaguet – Directrice générale de Lagardère Studios Distribution, Présidente du SEDPA
Mme Bouilhaguet a exposé la difficulté de la position des distributeurs comme Lagardère Studios Distribution, qui doivent composer avec tous les acteurs du secteur, tâche bien plus complexe aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a 20 ans. Chaque acteur a des préoccupations propres, et il est difficile de trouver les réponses qui conviennent à tous : les diffuseurs, chaînes payantes comme gratuites, sont en difficulté financière ; les plateformes de SVOD font face à une concurrence rude ; et les producteurs cherchent toujours plus de moyens financiers, et souhaitent explorer toutes les possibilités d’exploitation de leurs contenus, si possible à une échelle internationale. « On oscille entre la peur et le fantasme des uns et des autres », résume-t-elle.
Au milieu de cela, la Directrice générale de Lagardère Studios Distribution rappelle que le distributeur est obligé de poursuivre son propre intérêt, lequel est intrinsèquement lié aux droits disponibles sur les contenus. Dans une telle situation, une approche pragmatique, au cas par cas, s’impose. La performance du distributeur dépend de sa capacité à négocier, et en cela la question de la taille critique est déterminante : plus on est un acteur important, plus on a de pouvoir de négociation.
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