Quand il voulait exprimer que 2 joueurs n’éprouvaient pas particulièrement d’affinité l’un pour l’autre, feu Thierry Roland avait coutume de lâcher « en voilà deux qui ne passeront pas leurs vacances ensemble ». Pas sûr non plus que l’on croise sur les plages Gilles Pélisson, Nicolas de Tavernost ou le patron de ProSiebenSat1 avec les analystes spécialisés dans l’audiovisuel chez Morgan Stanley, après l’étude qu’ils ont publié ce 29 juin et dont Le Figaro rend largement compte ce mercredi 4 juillet : les cours de bourse de TF1 (-2,93% sur une semaine à 14 heures), M6 (-3,68%) ou du groupe allemand (-8,32%) ont en effet largement pâti de cette publication. Le tout en dépit de nombreuses approximations et erreurs de jugement.
L’utilisation systématique du couple « SVOD / OTT » constitue la première : si Netflix s’est d’abord développé sur le mode OTT, il est maintenant engagé dans une campagne active d’intégration au sein des offres de distributeurs (Comcast, Sky…) et, suivant la même démarche, nombres d’autres plateformes (Amazon avec BT, TF1 avec Orange, pour TFou Max…) y constituent progressivement la nouvelle TV payante ; Inversement, les skinny bundles qui se sont multipliés aux Etats-Unis (DirecTV Now, YouTube TV, Playstation Vue…) et maintenant en Europe (Pickle TV ou Start by Canal, par exemple), combinent chaînes linéaires et services de SVoD. Le développement de l’OTT, s’il est un enjeu crucial pour les opérateurs télécoms (risque de commoditisation et de perte de valeur), n’est pas forcément synonyme de recul du linéaire.
En langage d’autorité de régulation de la concurrence, on dirait ensuite que Morgan Stanley mélange allègrement les marchés pertinents : celui de la diffusion gratuite, d’une part, celui des offres payantes, de l’autre. Les pays dans lesquels Netflix obtient ses niveaux de pénétration les plus élevés sont aussi ceux dans lesquels l’enracinement de la pay TV est le plus fort, Etats-Unis en tête. Décalquer les courbes d’abonnement à la SVoD, sans jamais prendre en compte cette dimension rend la démonstration sujette à caution.
Même chose, encore, pour l’impact supposé sur la substitution de l’audience des chaînes historiques par la SVoD. Dans son stade de montée en puissance, cette dernière attire un public atypique (près de deux tiers de 15/34 à date parmi les « svodistes » français, par exemple, selon le Baromètre de la consommation de SVOD NPA Conseil / Harris Interactive), lequel vient consommer sur les plateformes des programmes peu représentés en télévision mainstream (fantastique, science-fiction…). Au fur et à mesure que la pénétration se développera, et que la structure de la base d’utilisateurs se rapprochera de l’ensemble du public, cette prime à une offre différente tendra à s’amenuiser, et les transferts d’audience avec elle.
S’agissant du marché publicitaire, là aussi, l’observation ne confirme pas les projections mécanistes de Morgan Stanley (l’Allemagne, par exemple, où l’audience est sensiblement plus fragmentée, génère 11% de plus de publicité TV par habitant que la France, et le Royaume Uni 40%), de même que son étude ignore les stratégies d’adaptation qui peuvent être conduites par les acteurs pour revaloriser le coût du contact (baisse du volume de publicité diffusée afin de créer un effet de rareté, comme le mènent actuellement les networks américains, développement de la publicité adressée, donc mieux ciblée, dans le flux live des chaînes) ou encore la valeur que peuvent créer les bases de contacts individuels qu’ont développées TF1 et M6 avec MyTF1 et 6Play (une vingtaine de millions chacun).
Last but not least, Morgan Stanley fait peu de cas des possibilités de diversification ouvertes aux leaders européens de l’audiovisuel : En moins de dix ans, ITV a développé une activité de production et de distribution qui pèse aujourd’hui aussi lourd que la publicité dans son chiffre d’affaires ; le rachat d’Au Féminin par TF1 lui permet de (re)mettre un pied dans le e-commerce ; et les diversifications représentent 35% du chiffre d’affaires de ProSiebenSat1.
Si les groupes audiovisuels européens n’échapperont donc pas à un sérieux travail de transformation de leur modèle, les flammes de l’enfer ne sont peut-être pas aussi proches pour eux que Morgan Stanley semble le penser.
Quoi qu’il en soit, la banque a rempli l’objectif premier de toute publication d’analyste financier : faire bouger la valeur des titres, susciter en retour des mouvements à l’achat ou à la vente, et finalement générer des frais de courtages à son bénéfice et à celui de ses pairs.