L'édito de Philippe Bailly

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Huit années d’information en France pour un trimestre de profit de Google…

Le chiffre est vertigineux : au cours du premier trimestre 2024, le résultat net du groupe Alphabet, soit 23,4 Mds$, a été presque huit fois supérieur à ce que la totalité des médias français ont dépensé pour produire de l’information en 2023 (3 milliards d’euros, d’après les résultats d’une étude réalisée dans le cadre des Etats généraux de l’information[1]). Et les dynamiques sont tout aussi spectaculaires : au premier trimestre 2024, le bénéfice net de la maison-mère de Google et YouTube a bondi de…+57,2 %

L’idée n’est évidemment pas de préconiser une logique confiscatoire, d’autant qu’il s’agit, pour Alphabet, de chiffres mondiaux. Mais quand même… Comme la plupart des plateformes digitales mondiales, Google s’est développé sur un avatar médiatique de la logique « pétrole contre nourriture » imaginée autrefois au Moyen-Orient : aux uns la production des contenus et aux autres le développement d’infrastructures favorisant la circulation de l’audience, avec les revenus de la publicité en partage.

Si la législation européenne – le DMA et le DSA pour les plus récentes – conservent les traces de ces origines en qualifiant les plateformes de « gateways », la captation de valeur s’est progressivement substituée à la logique de partage, et on est loin aujourd’hui du concept de « rentabilité raisonnée » (car prenant en compte l’équilibre de l’écosystème) prônée par certains dirigeants.

En étendant progressivement son portefeuille de services, et en se faisant site de destination plutôt que simple passeur, Google est entré en compétition avec certains acteurs de l’industrie… quitte à franchir la ligne blanche dans la mise en avant des « produits maison » par son moteur de recherche. Il a ainsi écopé d’une amende de 2,4 Mds€ de la part la Commission pour avoir ainsi privilégié son comparateur Google Shopping.

S’agissant des médias, la bascule a déjà connu deux étapes, et l’intelligence artificielle est en passe d’en ouvrir une troisième, au-delà même des sujets (météo, résultats sportifs, bourse…) sur lesquels Google a développé de longue date son offre en propre.

Parce qu’il présente une sélection thématisée des principaux sujets de l’actualité (plus d’une trentaine), l’agrégateur Google News (Google Actualités) peut suffire à l’usage d’un internaute pressé, et réduit à due proportion les flux d’audience orientés vers les sites d’information.

Les snippets qui sont progressivement apparus en tête des résultats du moteur de recherche sont plus radicaux encore. En affichant les quelques lignes surlignées d’un site Web qui apportent les principaux éléments de réponse à la question posée, ils ramènent à néant, ou presque, la motivation à cliquer sur le lien conduisant au site d’origine.

Et grâce à l’Intelligence Artificielle, Google peut maintenant apporter à l’internaute une réponse structurée, y compris sur des sujets d’actualité, à partir de contenus puisés sur internet mais qui ne nécessite plus du tout de consulter une source complémentaire. Une visite sur le site https://gemini.google.com donne un aperçu de ces capacités nouvelles. A la question « Pourquoi y a-t-il des troubles en Nouvelle Calédonie », posée en début d’après-midi le 16 mai, ce dernier répond par une note en 5 points (et 2400 signes) traitant du « référendum sur l’indépendance de 2021 et de ses suites », du « projet de réforme constitutionnelle », du « malaise social et économique », de « l’ingérence étrangère » ou encore de « l’absence de dialogue », et indique que « Le bilan officiel au 16 mai 2024 à 14h59 (heure de Paris) est de cinq morts »…

Dans leur traduction économique, ces évolutions successives ont pris l’allure d’un vase communicant du chiffre d’affaires publicitaire. Et l’effet est d’autant plus dévastateur que Google s’est parallèlement assuré un leadership incontesté dans les solutions d’adtech (utilisées pour le gestion de la publicité digitale) et qu’il en tire un double avantage : une commission prise sur les budgets de campagnes (jusqu’à 12 ou 13% pour l’utilisation du DSP DV 360[2], et 20% pour celle du gestionnaire de campagnes GAM 360[3], par exemples), mais aussi la possibilité de flécher prioritairement les budgets des annonceurs vers ses propres services. En 2021, l’Autorité de la concurrence avait sanctionné cette pratique de l’autopréférence par une amende de 220 M€.

En parallèle, Alphabet fait preuve d’une mauvaise volonté persistante dans l’application de la législation sur les droits voisins, qui prévoit que les éditeurs soient rémunérés pour la part de leurs contenus affichés dans l’environnement Google. Ceci a conduit l’Autorité de la concurrence à lui infliger 750 M€ d’amende (500 M€ et 250 M€ en 2024) … Soit sept fois plus que la « centaine de millions d’euros » reversés à la presse pour l’ensemble de l’année 2023, qu’évoquaient récemment ses représentants.

De manière paradoxale, les pouvoirs publics n’ont donc pas à se plaindre de ces manquements, puisque le produit de ces amendes est reversé au budget général de l’Etat.

A l’approche des conclusions des Etats Généraux de l’Information, et alors que la presse a été le seul média à ne pas bénéficier au premier trimestre 2024 d’un rebond de ses revenus publicitaires, on pourrait imaginer qu’une mesure d’exception, tenant du « fléchage moral » à défaut de pouvoir être juridique – conduise à affecter ce produit à un dispositif exceptionnel d’aide à la poursuite de la transformation du média.

De façon plus structurelle, se trouve posée les questions du renforcement du dispositif de gestion des droits voisins (la discussion rapide de la proposition de loi déposée en février par le député Laurent Esquenet-Goxes aiderait à y pourvoir, en l’élargissant aux enjeux spécifiques à l’IA), et celle du fonctionnement du marché de la publicité digitale. Aux pouvoirs publics d’œuvrer pour lutter contre l’autopréférence et créer les conditions d’une plus grande transparence. Aux annonceurs de prendre en compte les risques d’une paupérisation des médias d’information – et de la presse en particulier – en répartissant de manière plus équilibrée leurs investissements publicitaires…


[1] Etude sur la Coût de l’information

[2] Pourquoi DV360 a (beaucoup) moins la cote chez les grandes agences médias

[3] Google dévoile sa structure de frais pour DV360, Google Ads et GAM