Le 15 avril 2021 marquait la 1000e parution de la note de veille INSIGHT NPA. Pour l’occasion 22 contributeurs exceptionnels partagent leur vision des enjeux clés de l’Horizon 2030.
NPA : Vous avez été nommé fin 2020 secrétaire général d’EuropaCorp, après une longue parenthèse à la tête de Christie’s France. Quel est votre diagnostic, après avoir retrouvé une industrie que vous connaissez bien* ?
Edouard Boccon-Gibod : Avoir passé cinq années dans une vraie entreprise mondiale renforce mon sentiment d’absolue inadaptation du « PAF » au monde de demain.
Malgré les échecs répétés, on continue à dessiner un jardin audiovisuel à la française bordé de lignes Maginot hors du temps et incapables de remplir leurs objectifs de protection des créateurs nationaux.
L’exemple des décrets Tasca en est une bonne illustration. Année après année, les gouvernements successifs ont bâti un échafaudage de règles de plus en plus complexes. L’objectif affirmé était d’aider à construire une industrie de la production de stock puissante ? On est très loin aujourd’hui des Anglais, des Allemands ou des Italiens. Au Royaume Uni, par exemple, les montants investis sont plus de quatre fois supérieurs à ceux qu’on enregistre en France…
Et dans le même temps, la France compte aujourd’hui deux champions de classe mondiale dans la production de flux, Banijay et Mediawan, alors qu’aucune contrainte réglementaire n’est imposée par les pouvoirs publics dans ce secteur et que cette catégorie de programmes a de surcroît souffert d’être une variable d’ajustement budgétaire des diffuseurs, contraints dans leur volume de financement obligatoire dans les programmes de stock .
NPA : Les règles vont évoluer avec la Directive SMA et le décret SMAD… ?
EBG : Le raisonnement n’a pas changé, et penser qu’on va pouvoir intégrer les plateformes à la même logique est une illusion.
Au demeurant, les choses commencent mal : avant même d’être rentré en vigueur, le décret SMAD est critiqué pour sa complexité par le CSA, qui sera chargé de son application !
En France on ne donne pas envie aux acteurs de venir investir. On bricole des schémas réglementaires tellement complexes que personne ne s’y retrouve…
Et le décret SMAD sera par ailleurs aussi inflationniste que le tax relief l’a été depuis 2013 au Royaume-Uni. Obliger à mettre 200, 300 ou 350 M€ de plus dans la production par la contrainte n’est pas une manière de s’adapter au monde de demain.
NPA : La décennie 2020 s’est ouverte par ailleurs avec la crise sanitaire. Doit-on en attendre des effets durables en matière de pratiques culturelles ?
EBG : Ne nous leurrons pas : penser que la Covid est une simple parenthèse me paraît une vue de l’esprit. La fermeture des salles laissera des traces, et l’ensemble du public n’en reprendra pas gentiment le chemin une fois les restrictions terminées.
A la reprise, le public sera plus exigeant en termes de capacité à lui garantir du très grand spectacle. On aura du mal finalement à retrouver le palier des210 millions d’entrées de ces dernières années, et il y aura moins d’argent pour le cinéma d’auteur.
Mais dans le même temps, les plateformes de SVoD offrent une vraie opportunité à la création. Parce qu’elles sont proposées à des prix abordables, elles s’assurent de très forts taux de pénétration. Et parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses à se faire concurrence, l’enjeu des contenus est pour elles absolument essentiels.
Dans le cas de Disney+ par exemple, le groupe est loin de se reposer sur son patrimoine de films mythiques. Il investit massivement dans des séries qui en sont inspirées… et sont parfois de meilleures factures que les franchises originales !
Pour les talents, la série permet aujourd’hui de travailler dans la longue durée de l’expression. Le cinéma a une réinvention rapide à faire pour rivaliser.
NPA : Aller vers ce cinéma à grand spectacle suppose des budgets toujours plus importants, donc une capacité à amortir les films à l’échelle mondiale. Est-ce que cela ne va pas dans le sens d’une uniformisation de l’offre ?
EBG : J’observe qu’on ne se pose pas la question quand, dans les malls, on retrouve les mêmes enseignes, quelle que soit la ville et quel que soit le pays.
Accuser le cinéma d’être à la source d’une uniformisation des goûts me paraît un peu rapide.
S’agissant du cinéma d’auteur visant principalement un public national, je crois en tout cas que les protections de type clauses de diversité ne seront pas éternelles. La capacité à trouver son public sera pour lui aussi déterminante.
La vente annoncée de M6 marque le début de la tectonique des plaques
NPA : Comment lire la vente annoncée de M6 ?
EBG : Elle n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle marque le début de la tectonique des plaques, liée à une redistribution des flux économiques dont je ne vois pas comment elle pourrait s’inverser.
Je suis frappé, par exemple, de la rapidité avec laquelle Google a pris 50 % du marché publicitaire.
Dans ces conditions, je ne vois pas ce qui empêchera la lente décroissance des recettes des chaînes historiques, et ce qui permettrait un jour aux chaînes de la TNT de parvenir à l’équilibre.
Le métier de la détention et distribution de droits est certainement plus porteur que celui d’éditeur aujourd’hui.
NPA : D’autres évolutions majeures dans la perspective 2030 ?
EBG : J’ai l’impression que la consommation du jeu vidéo, au sens large, sous toutes les formes et à tous les âges, a pris une place incroyable, au détriment des autres formes de loisirs par l’écran.
Le jeu vidéo est devenu une pratique sociale acceptable, et non plus une pratique individuelle et un peu honteuse. Il n’y a plus de préjugé à s’assumer consommateur de jeux vidéo, de la même façon d’ailleurs qu’à reconnaître fréquenter des sites de rencontres.
Le temps de loisir consacré au jeu est loin, je pense, d’avoir atteint son maximum, ce qui constituera une source de concurrence supplémentaire pour les services audiovisuels. De même que les films ou les séries devront de plus en plus en tenir compte, dans leur mise en image et dans leurs modes de narration.
*Edouard Boccon-Gibod a travaillé 23 ans au sein du groupe TF1, en tant que président exécutif de TF1 Production, secrétaire général de l’antenne de TF1 et directeur de la communication notamment.